Œuvre apocryphe, « Le Théâtre des ombres » organise une rencontre inattendue entre Rudyard Kipling (Kim) et Jules Verne (Vingt Mille Lieues sous les mers). Le personnage kiplingien Kimball O’Hara, érigé une nouvelle fois en synthèse de deux civilisations opposées (indienne et britannique), est accusé à tort d’avoir commis un attentat sur le paquebot anglais HMS Northampton. Le sabordage du navire aurait pour but de provoquer un conflit majeur entre les empires britannique et russe. Pour se tirer d’affaire et espérer revoir son fils, « Kim » n’a d’autre choix que de retrouver le capitaine Nemo, détenu en Sibérie depuis dix ans. D’après la rumeur, ce dernier maintiendrait secret l’emplacement du Nautilus, un sous-marin avant-gardiste capable de les mener tous deux jusqu’à l’épave du vaisseau anglais, où se trouvent des documents confidentiels de nature à lever les soupçons qui pèsent sur « Kim ».


Pour comprendre à quel point le Raj britannique résonne en Kimball O’Hara, il suffit de se pencher sur ces mots du scénariste Mathieu Mariolle : « Un gamin des rues irlandais, vivant à la mode indienne, élevé par un voleur de chevaux, par un lama tibétain… » Le « Kim » du « Théâtre des ombres » est fidèle aux Britanniques tout en respectant profondément les populations indigènes. Son ouverture envers les Indiens le rend cependant suspect aux yeux des Anglais. L’accusation dont il fait l’objet n’en est que plus logique : alors qu’il traque un agent double, il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, et voit se porter sur lui les soupçons d’attentat. Il y a là une idée toute simple : on ne peut en même temps tenir en estime les autochtones et ceux qui les colonisent. C’est un peu comme si « Kim » incarnait un entre-deux inimaginable dans un schème antagonique.


« Si je me rends, je serai exécuté sans procès ou emprisonné à vie. Ma seule chance de revoir mon fils, c’est de prouver mon innocence… » Traqué par les Britanniques, Kimball O’Hara quitte un environnement familier pour des terres moins hospitalières. Il se dirige vers la « Maison des morts », la pire prison de Russie, sise à pic d’une falaise, dans un climat glacial. Y sont enfermés les criminels les plus abjects, ainsi que des opposants politiques devenus trop gênants. Il décide de s’introduire dans l’établissement et de duper Ostrov, le chef des lieux, afin d’être enfermé près de Nemo. Il espère convaincre le vieil homme de l’aider… À l’instar de la séquence à bord du HMS Northampton, celle prenant pour cadre les geôles russes est particulièrement réussie. Apprivoiser Nemo n’est pas chose aisée. Quant à Ostrov, il apparaît particulièrement amer, nostalgique d’une condition de soldat qu’il a dû troquer contre un poste de gestionnaire…


Ce premier tome de Nautilus se distingue aussi par les relations filiales unissant « Kim » et le colonel Creighton, mais aussi par l’animosité que Jaya (qui organise sa traque) voue à l’Anglo-Indien. Kimball O’Hara raconte son histoire par l’intermédiaire de lettres adressées à son fils. Il y confirme une dualité difficilement compréhensible pour les siens : « J’ai toujours évolué à la lisière de ces deux mondes… » L’infériorisation des Indiens, la stéréotypisation de leur comportement, les tensions inhérentes au Raj figurent également en bonne place dans l’album. Ce dernier bénéficie d’un remarquable travail graphique, puisque Guénaël Grabowski, dont il s’agit du premier album dessiné en solo, propose des planches très réussies, accordant notamment le plus grand soin aux décors.


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Cultural_Mind
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le 28 mai 2021

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