Quand l'épée qui coupe toute chose ne peut-elle te couper ?

Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 7 : La porte de la vérité (1994), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : le monde d'Alef-Thau (2008 & 2009), dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Covial pour les dessins et les couleurs, prenant la suite d'Arno (Arnaud Dombre) décédé en 1996 à l'âge de trente-cinq ans. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.


Quelque part sur la planète Mu-Dhara, Alef-Thau gît à même le sol, allongé sur le ventre dans l'herbe, la main droite dans l'eau du ruisseau, les ruines des murs d'enceinte à quelques mètres de là. Il redresse la tête, des larmes coulent sur son visage, puis il s'assoit. Il se lamente qu'il n'est qu'une illusion. À quoi bon lutter si même l'espoir est vain. Il n'est qu'une illusion comme ce reflet dans l'eau. Deux rapaces, l'un au plumage blanc, l'autre au plumage noir, l'observent perchés sur la même branche. Soudain son nom retentit dans cette clairière, et Diamante apparaît, elle s'agenouille pour le serrer dans ses bras et le réconforter. Elle l'assure qu'elle connaît son tourment. Elle lui conseille de se contenter de ce bonheur qu'il a conquis de ses mains, d'être fier de sa force et de sa volonté. Il se relève, toujours aussi tourmenté, et il lui déclare qu'il veut être réel. Il pointe du doigt le rapace noir : celui-ci se laisse descendre et il passe au travers du corps du jeune homme comme si ce dernier n'avait pas de substance. Puis il se perche sur la tête de la jeune femme et déclare que la vérité est fond des rêves, il intime à Diamante de parler. Celle-ci explique qu'il existe une possibilité : sur la planète des immortels, se trouve la porte de la vérité, cette porte conduit à l'univers réel. Mais il faudra aussi accepter la maladie, la vieillesse, la mort.


Le visage de Diamante se déforme et elle déclare qu'elle doit obéir à la loi des immortels et qu'elle ne peut guider Alef-Thau vers la porte de la Vérité. Elle l'abandonne et s'en va en courant. Puis Bébé, Holibanoum, et enfin Louroulou lui apparaissent, ce dernier tenant l'épée de cristal brisée entre ses mains. Enfin Alef-Thau se réveille de ce cauchemar : il se trouve dans le vaisseau spatial, aux côtés de Diamante. Ils traversent un champ d'astéroïdes peu dense, avec une gigantesque statue de lézard flottant dans le vide. Elle lui explique qu'ils arrivent à Kastus Ignis, sa planète d'origine. Cette sculpture géante a été taillée par les immortels. Ils s'ennuient tellement qu'ils font des roches stellaires des oeuvres d'art ! Chacune d'elles leur a demandé des siècles de travail ! Il va maintenant voir le fruit de milliers d'années. Toujours dans le vide de l'espace, Alef-Thau voit une femme géante assise sur un siège, il s'exclame que c'est Diamante. Cette dernière explique que ce n'est pas elle, mais le modèle essentiel. Tous les immortels, elle comprise, sont issus des mêmes gênes ; ils sont pareils à elle. Enfin la planète Kastus-Ignis devient visible à travers le hublot. le jeune homme constate qu'il n'y a rien, que c'est une boule lisse. La jeune femme explique qu'il voit là l'hémisphère austral, que Cité-Nesga est sur l'autre face.


La fin de l'épopée, du voyage du héros, toujours accompagnée par l'héroïne. Alef-Thau a conservé son intégrité physique, possédant tous ses membres corporels, tout en souffrant toujours de la même douleur existentielle. Il sait qu'il n'est qu'une illusion, que la seule personne réelle est Diamante. Après le décès d'Arno (1961-1996) le dessinateur de la série, les lecteurs ont dû se demander s'ils connaîtraient un jour la fin de l'histoire (après un moment de recueillement pour un être humain parti trop vite, à un très jeune âge). En découvrant cet ultime tome, ils constatent que le héros et l'héroïne arrivent à la fin de leur quête dont l'objectif était subtilement annoncé dès le premier tome, que la résolution, ou plutôt l'aboutissement de leur voyage présente une parfaite cohérence avec les tomes précédents. Dans le même temps, accompagné par un nouvel artiste, le scénariste réussit le tour de force de rendre hommage à Arno de très belle manière, dans le récit lui-même, sans solution de continuité avec la trame de l'intrigue. Dans le même ordre d'idée, le scénariste ou peut-être l'éditeur ont fait appel à un dessinateur oeuvrant dans un registre très proche de celui d'Arno, et ami de celui-ci également : Alain Boussillon, surnommé Al Covial. le lecteur retrouve les caractéristiques visuelles de la série : l'apparence des personnages, du petit vaisseau spatial, de l'épée de cristal, du corps ectoplasmique, des gnomes.


Le scénariste conserve la même forme de récit : une aventure allant de l'avant, des héros confrontés à des dangers, un but à atteindre, ce qui donne de l'allant à l'histoire, un mouvement les obligeant à aller de l'avant. le lecteur retrouve Alef-Thau en pleine crise existentielle, et un petit peu différent. Covial rend hommage avec respect à son ami décédé, tout en conservant certaines caractéristiques graphiques qui lui sont propres. Ses traits de contour sont un petit peu plus rugueux, moins lissés. Il épure moins ses cases, évoquant ainsi plus l'esthétique des premiers tomes de la série, que les deux tomes précédents. le lecteur s'y habitue rapidement, oubliant au bout de quelques pages qu'il ne s'agit plus du même dessinateur. le nouvel artiste va plus loin que de reprendre les éléments graphiques récurrents de la série (personnages, vêtements et accessoires), il parvient à reproduire le langage corporel des personnages, en particulier celui des trois gnomes Holibanoum, Bébé et Louroulou.


L'artiste se montre également à la hauteur des épreuves et des situations imaginées par le scénariste, toujours aussi inventif. Après la découverte des statues géantes flottant dans l'espace, les deux héros débarquent dans la Cité Nesga, sur la planète Kastus-Ignis. Ils n'y trouvent aucun habitant, en revanche ils sont pris à parti par l'incarnation de la cité elle-même. Celle-ci les informe qu'ils vont être soumis à des épreuves, et que tout échec les condamne à une mort dans d'atroces souffrances. Dans les faits, il revient à Alef-Thau de trouver comment résoudre des énigmes qui semblent impossibles. L'inventivité de Jodorowsky n'est plus à louer, que ce soit dans des associations psychédéliques, ou dans la cruauté. L'artiste sait donner forme à chaque exubérance : il les rend plausibles dans le cadre de ce récit de science-fiction, cohérentes avec l'environnement, acceptables sans besoin d'augmentation de suspension d'incrédulité consentie chez le lecteur. Ce dernier prend plaisir à découvrir la cité futuriste dépourvue d'habitants, l'hologramme flottant de la tête de ladite cité, l'architecture baroque de certains bâtiments, des créatures aux réactions improbables (la créature féline qui grandit jusqu'à être géante), un usage vif et percutant de la feuille de l'arbre de la Vérité au bout de la longue tresse d'Alef-Thau, une armée de bonhommes de neige pas commodes, une course de fuite digne d'Indiana Jones dans le temple maudit, un déplacement sur un tapis volant sous une nuée de flèches, un puit de lave en ébullition, et bien sûr le changement de registre graphique inattendu pour la dernière scène.


Les auteurs reprennent donc les éléments récurrents de la série. le lecteur sourit de bon coeur quand le héros réfléchit et déduit des épreuves qu'il doit exister un quatrième chemin pour s'échapper d'une impasse. Son analyse l'amène à se dire que les gnomes ont été confrontés sur un sentier au feu, sur l'autre à l'eau et sur le troisième la terre. En effet les quatre éléments de la cosmologie de Platon ont régulièrement été à l'origine d'épreuves dans les tomes précédents. Par ailleurs, le scénariste reprend le principe de l'immortalité de Diamante qui veut toute personne qui l'assaille voit son attaque se retourner contre elle, et que l'héroïne s'en sort indemne. Très conscient de cette propriété, Alef-Thau commence par l'utiliser comme bouclier humain contre la nuée de flèches, puis il n'hésite pas à la lancer dans le puit de lave, une démarche bien morbide. Pour finir, c'est Diamante elle-même qui tire parti des conséquences d'un acte suicidaire de sa part. le lecteur y voit bien là l'expression de toute la philosophie sous-jacente du scénariste : pour pouvoir progresser sur le chemin de la vie, dans l'éveil, il faut savoir mettre en jeu son intégrité physique, se mettre en danger physique, jouer sa vie même.


Ce dernier tome apporte encore plus que les précédents. Il peut se lire comme une aventure au premier degré, la quête pour devenir réel, et une résolution logique, plus qu'une simple pirouette élégante. Il peut également se lire comme la dernière étape de la quête d'Alef-Thau dans son devenir d'être humain, une pulsion irrépressible d'aller vers la vérité. le lecteur remarque alors que les épreuves auxquelles la Cité-Nesga le soumet sont d'abord d'ordre intellectuel, avant de nécessiter des capacités physiques. Tout commence d'ailleurs par un Kōan : Quand l'épée qui coupe toute chose ne peut-elle te couper ? Il y a également la question de savoir si un verre sur un présentoir est à moitié plein ou à moitié vide. En considérant ces aventures sur un plan spirituel, les gnomes deviennent alors des incarnations des états d'esprit d'Alef-Thau, caractérisés par leur comportement, mus par une émotion principale. le lecteur en vient alors à s'interroger sur le statut très déconcertant des deux principaux personnages. Alef-Thau ressent qu'il n'est qu'une illusion dans son environnement : il souhaite atteindre le monde réel, et pour cela il affronte des épreuves qu'il ne peut résoudre qu'en reconsidérant le sens du langage et en pensant autrement pour dépasser une façon de pensée trop littérale. Cela amène le lecteur à s'interroger sur la nature de Diamante, et sur son rôle. Son immortalité semble indiquer qu'il est possible de la considérer comme l'incarnation d'une idée, d'un concept immatériel et de ce fait immortel. Il fait alors sens que le héros la mette en danger, ou plutôt la mette à l'épreuve des risques qu'il prend pour elle. D'un autre point de vue, les possibilités d'action de Diamante en deviennent limitées par sa nature d'idée, de principe, de valeur : elle ne peut exister qu'à travers les actions d'un être humain qui la met en pratique, qui poursuit cet idéal.


Le lecteur aborde ce dernier tome avec tristesse, conscient de la disparition de son artiste, décédé à un jeune âge. Il sait gré au scénariste et à l'éditeur d'avoir mené à son terme la série, et au nouveau dessinateur d'avoir accepté de prendre le relais de son ami. Il se rend compte que la narration visuelle reprend les caractéristiques de celle d'Arno, respectueusement, avec la même capacité pour donner à voir ces aventures. Les auteurs savent mener à son terme cette quête de recherche de la vérité, d'atteinte de la réalité, avec une révélation élégante et pleine de sens à la fin, et des épreuves distrayantes et pénétrantes. Un peu plus près de la réalité.

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