Avec cette aventure, Hergé lance ses héros dans un nouveau diptyque à la rencontre d'une
civilisation fabuleuse, celle des Incas. L'auteur découpe son récit en 2 parties distinctes : une première partie purement policière, une seconde partie aventure et exotique ; il nous livre une énigmatique affaire, une intrigue angoissante dont les gags parviennent difficilement à dérider l'histoire. Hergé distille le mystère, et le scénario remarquablement charpenté est baigné d'un climat fantastique assez étrange (l'ennemi y est invisible et redoutable), dont le point culminant est l'apparition de la momie Rascar Capac dans la chambre de Tintin. Ce rêve constituant cette séquence reste ancré dans la mémoire de plusieurs générations d'enfants ; étant petit, je me souviens avoir été très vivement impressionné, cette momie m'effrayait, je n'osais regarder ces images.
Le début de l'histoire est plutôt lent à démarrer, Haddock joue les châtelains stylés à Moulinsart et entraîne Tintin dans ses élucubrations d'eau changée en vin, puis c'est l'épisode du music-hall où il se livre à quelques pitreries, tandis que son jeune comparse retrouve le général Alcazar transformé en lanceur de poignards, sous le nom de Ramon Zaratte. Tout se joue dans la villa de Bergamotte, qui reste le grand morceau de bravoure de l'album ; ce décor et l'atmosphère rendue rappellent ceux des manoirs anglais des vieux films gothiques de la Hammer, c'est en effet une nuit de folie qui survient dans cette villa, Hergé jouant entre le policier et le fantastique, et comme ses personnages, le public est dérouté. Jusqu'au bout, Hergé va brouiller les pistes et instaurer une tension constante, ce qui fait que lors de cette longue séquence, les gags sont rares, à part 1 ou 2 chutes d'Haddock. Mais Hergé prend soin aussi d'informer le lecteur sur ces indices troublants concernant des éclats de cristal retrouvés près des savants plongés dans une profonde léthargie ; ces scènes sont relayées par la première page dans le train, et par la scène de la clinique page 49 où les savants entrent en crise, résultat de la soi-disant malédiction de l'Inca. Tout ceci trouvera son dénouement dans LE TEMPLE DU SOLEIL.
Cette passionnante aventure qui paraissait dans le journal belge Le Soir, est interrompue en septembre 1944 par la libération de Bruxelles ; il faudra patienter plus de 2 ans pour en connaître la suite, puisque le 26 septembre 1946, Hergé reprend le fil de cette histoire, mais dans de meilleures conditions. C'est désormais le journal Tintin qui publie ces aventures (l'édition française du journal naît en 1948), ce qui signifie une amélioration dans la qualité du papier et de l'impression, de même que la parution n'a plus lieu en 1 page ou en strip, mais en double page centrale.
A l'origine, la distinction entre les 2 albums LES 7 BOULES DE CRISTAL et LE TEMPLE DU SOLEIL n'existait pas, les lecteurs purent suivre en intégralité les héros depuis Moulinsart jusqu'au Pérou, l'histoire reprenant où elle s'était arrêtée, c'est à dire après la disparition de Tournesol dans le jardin de Bergamotte. Hergé put donc raccorder facilement ce récit qui comportait à l'origine de nombreuses scènes secondaires qui seront supprimées lors de la publication en albums chez Casterman ; ces courtes séquences donnent une valeur à ces numéros du journal Tintin qui sont activement recherchés par des collectionneurs. Sans compter qu'à l'époque, la BD étant encore suspecte aux yeux des éducateurs et des parents, des entrefilets documentaires sur les Incas étaient insérés en bandeaux de bas de pages (et qu'on ne retrouve évidemment pas en album) ; eh oui, il fallait faire sérieux et dans l'éducatif.
Un point important avec ce récit : Tintin, qui avant-guerre était un vrai Belge, s'internationalise, vivant dans une ville qui n'est pas définie pouvant être aussi bien Bruxelles, Paris ou Genève, avant de s'ancrer à Moulinsart, situé on ne sait où. Hergé va "débelgiciser" son héros, surtout dans les remises à jour des albums anciens, supprimant tous les belgicismes. D'autre part, Tintin ne va plus exercer sa profession de reporter, qu'on l'a peu vu exercer en fait, mais il va devenir un homme d'action qui ira à l'étranger pour délivrer un de ses amis. Ce diptyque très réussi inaugure donc cette nouvelle orientation.
Dernier point : au niveau construction, mise en page et dessin, tout est parfaitement réglé, le dessin a atteint sa pleine maturité et ne changera pratiquement plus jusqu'à l'aventure au Tibet, on est en plein dans la Ligne Claire hergéenne d'une pureté magnifique.