De la démocratie très tempérée à la russe...
Familier des temps forts angoissants, violents, sanglants ou érotiques, en général bien amenés, mais dont il a du mal à assumer les conséquences scénaristiques, Jean Dufaux poursuit son alternance de moments spectaculaires et racoleurs, et de temps faibles, de raccords et de justifications approximatives, dont le caractère parfois suspect ou boiteux n’échappera pas au lecteur le plus pressé. Ainsi, les planches 1 à 3 réussissent à cumuler les thèmes des luttes de pouvoir politique entre l’Empereur Pierre et l’Impératrice Catherine, la violence d’un assassinat par noyade, sur lequel vient se surimposer une relation homosexuelle entre deux mecs pas plus appétissants l’un que l’autre. Justification du meurtre par l’Empereur : « Il en savait trop...Il devenait gênant. » L’assassiné étant un adipeux imbécile, on voit mal comment il aurait pu gêner l’Empereur, mais il fallait bien que Dufaux trouve une raison pour ouvrir son récit par un assassinat...
In fine, Dufaux nous assène le dernier coup : on pensait que son récit était une pure uchronie totalement imaginaire, mélangeant en un conglomérat les images stéréotypées que nous avons de la Russie de différentes époques (Russie tsariste depuis le XVIIe siècle ; époque des grands tsars ; toute-puissance du clergé et de l’Eglise orthodoxe ; inscriptions en cyrillique parfois un peu bizarres, il faut l’avouer ; époque des grands écrivains russes du XIXe siècle ; ère socialo-lénino-révolutionnaire ; totalitarisme stalinien ; pollution écrasante et ruines industrielles issues des lubies planificatrices ; saloperies nucléaires, bombes et sous-marins, pourrissant quelque part dans des rades d’eau grise, froide et triste, détournées par petits morceaux par des fonctionnaires corrompus au profit de groupes indépendantistes et terroristes de tout poil ; ne rigolez pas, ça continue pour de bon encore aujourd’hui...Finalement, dans tous ces clichés à la portée culturelle du grand public, il n’y pas tellement de vodka à l’horizon).
Et voici, pourtant, que Dufaux, en conclusion, nous dévoile sa source d’inspiration : la jeunesse de Catherine II, la grande tsarine, la despote éclairée chère à Diderot (désolé pour les féministes lexicaux, je n’ai trouvé nulle part le mot « despotesse »). Forts de cet aveu, nous comprenons maintenant d’où Dufaux a tiré l’inspiration pour certaines situations : il est vrai qu’à quinze ans, Catherine a bien épousé le tsar de Russie Pierre III, qu’une maladie avait réduit à l’état de quasi-zombie impuissant, et que la nuit de noces a été une catastrophe sexuelle ; il est vrai que Catherine traîne derrière elle une réputation de feu au cul précoce – une aubaine pour Dufaux, qui en a tiré des scènes de nu, de sado-masochisme, et la complicité de la petite Adja, qui, que.. qui me fait de l’effet. Je cite Wikipédia pour le reste : « Catherine, convertie à l'orthodoxie, n'eut pas un mariage heureux d'autant qu'elle prenait le parti de l'opposition [...]. Très à l'écoute des événements qui se déroulaient dans son nouveau pays, Catherine, qui possédait l'affection du peuple russe, réussit à faire détrôner son époux en 1762 avec la complicité d'officiers de la garde, dont son amant Grigori Orlov. Lors du coup d'État, l'empereur fut assassiné, probablement étranglé par Alexeï Orlov. ».
Eh bien, cette citation, c’est la toile de fond de ce tome 4 : En effet, il y a bien un Orlov, habile tacticien, qui finit par s’offrir l’Impératrice Rouge ; et Pierre finit bien étranglé. Et Catherine a bien de la sympathie pour le peuple, et elle a bien été soutenue par le clergé orthodoxe. Finalement, quand on a lu ceci, on voit que Dufaux a bel et bien utilisé une trame authentique, et son travail a consisté à rajouter quelques monstres de-ci de-là, quelques gadgets bien pourris, et à passer au mixer la chronologie de l’histoire de la Russie depuis quatre cents ans, de manière à mélanger de manière cocasse les éléments du décor « qui font russe ». Le mafieux Drossof produit tellement de blattes qu’elles contribuent au changement de pouvoir (symbole de la corruption radicale de la Russie ?).
Le récit des divers complots n’en est pas plus clair pour autant : Pierre et Catherine continuent à se disputer les faveurs des divers groupes ethniques-sectaires qui lorgnent tous plus ou moins sur le pouvoir suprême et les pétards nucléaires. Il y a toujours les « Zaparogues », pas plus civilisés qu’avant ; on voit débarquer les Tchétchènes (faut bien rafraîchir les références de l’histoire russe). Enfin, comme on est dans le dernier tome, il faut tout de même en finir, et savoir qui se positionne de quel côté, sinon ça va traîner. Problème : faire disparaître de manière vraisemblable ceux qui ont choisi le mauvais camp.
Plus convaincante, la partie de roulette « russe » (tiens, pour une fois, c’est justifié) qui se déroule dans une usine à grand coups de marteaux pilons (planches 12 à 15). Et puis il y a les réflexions désabusées des candidats à la succession de Pierre : les uns veulent mettre le peuple à leur botte, dans l’ordre et la discipline ; les autres (pas mieux), comptent sur le MacDo, le Coca, les, des cassettes porno et Pamela Anderson (référence assez vieillie, on en conviendra). Si j’ai bien compris, les seconds sont des démocrates, et ça me rappelle quelque chose sur la France actuelle. On peut critiquer la déprime politique de Dufaux, reste à prouver qu’une troisième voie existe vraiment...
Si Dufaux fait ce qu’il peut pour conférer un alibi rationnel à ses scènes juteuses, Philippe Adamov, lui, dessine à la perfection tout ce qu’on veut : les perspectives classiques interminables des palais tsaristes, les humanoïdes rafistolés à grands coups de prothèses métalliques, les icônes qui envahissent les murs et les intrados des arcades palatiales, les décombres des anciens combinats sidérurgiques ; les « Impurs », dégénérés souterrains, qui n’ont jamais été aussi beaux que depuis qu’ils ont pris le parti de Catherine ; Adja en (toute) petite culotte, avec ses regards perçants... Tant qu’à faire, autant montrer sur la couverture Adja dans cette tenue, et les cuisses écartées pour les besoins d’un combat, alors que cette image correspond à une scène d’un album précédent ; à force de vouloir faire monter notre tension, l’éditeur a dérogé à une règle d’or des albums de BD : la couverture doit avoir un rapport avec au moins un évènement contenu dans l’album.
Adamov magnifie cette relecture très très libre de la jeunesse de Catherine II, en multipliant les moments forts, au prix de certaines incohérences, avec lesquelles Dufaux ne sait pas toujours bien négocier.