Les Ignorants est une BD tout à fait sympathique. D'abord, elle nous apprend plein de choses sur le vin et quelques trucs, même s'ils sont bien plus évidents, sur la BD et l'édition. Sa longueur est un vrai atout, on sent l'importance du temps, de la patience et du jeu des saisons pour le vigneron.


Surtout, la BD n'est pas exclusivement informative, elle présente l'histoire et le quotidien d'un vrai vigneron, et c'est dans le portrait et le discours de ce vigneron qu'elle contient tout son sel. En effet, les planches donnent vraiment la parole à ce gars, Richard Leroy. En le suivant et en l'écoutant, on accède à une vraie perspective sur la création du vin. On lit des réflexions simples mais intrigantes. J'ai en tête le moment où Leroy résume son travail à l'entretien et à l'écoute d'un bout de rocher. Celle-ci m'a marqué mais il y en a plein d'autres, ces notes sont légères, peu approfondies mais réjouissantes. Après, il s'agit de la perspective et des propos d'un cadre qui a tout quitté pour faire du vin, donc on a un rapport avec le vin qui, selon moi, force parfois la poétisation, ou en tout cas l'intellectualisation (pas que les cadres soient plus capables de poétiser ou d'intellectualiser, c'est juste que le changement de parcours d'un cadre au profit d'une activité manuelle s'accompagne souvent d'une réflexion sur le sens de cette nouvelle activité en opposition à son ancien travail). Cela aboutit à un rapport esthétique au vin intéressant, mais je ne pense pas que cela épuise le rapport qu'un vigneron puisse avoir avec sa vigne (il pourrait être beaucoup plus viscéral, moins intellectuel, ou même plus opportuniste, plus mercantile, ça peut aussi être intéressant). Ce n'est pas un mal du tout, mais comme la BD emprunte la perspective d'un ignorant qui essaie de découvrir le vin - Davodeau -, on ne découvre le vin que dans cette perspective mine de rien bien intellectualisée. Davodeau essaie de nous faire découvrir d'autres façons de voir les choses en multipliant les interventions d'autres vignerons, mais tous ont plus ou moins ce rapport poétisant. Les contenus de leur réflexion sont différents mais on reste enfermé là dedans. Alors c'est peut-être inhérent au métier de vigneron (mais pour avoir grandi dans une région viticole où l'on fait du pinard pas cher, je ne le crois pas), mais ça a fini par m'agacer, du moins par moment. Ok, la vigne et le vin sont des objets intéressants, ok on peut rapidement avoir un rapport poétique avec ces objets, mais j'aurais aimé un peu plus de simplicité (et encore une fois, il y en a, l'auteur fait des efforts pour qu'il y en ait, mais c'est insuffisant pour moi, je n'ai pas réussi à ne pas me sentir agacé). J'aurais aimé que ça bouscule un peu plus le bobo qui fantasme un retour à la nature (je ne m'exclue pas de cette catégorie hein). Contre ce sentiment, j'ai beaucoup aimé lorsque Leroy, après avoir reçu le critique américain, rappelle que le vin c'est la picole et la convivialité, et que c'est donc un peu con d'évacuer les interactions avec les vignerons lors de l'évaluation des vins.


Je suis un peu tatillon, je ne sais pas trop pourquoi, le mini-procès que je fais à cette BD (que j'ai aimée au demeurant) est peut-être injuste. Après, il y a d'autres trucs qui m'ont un peu chiffonné, du moins déçu. L'introduction de la BD nous laisse entendre une symétrie importante : Davodeau va découvrir le vin et Leroy la BD. Or, l'introduction au monde de la BD est assez sommaire, Davodeau n'apporte pas sur la BD une perspective aussi particulière et jolie que Leroy sur le vin. On a que quelques parallèles sympas, mais qui nous ramènent au vin. Ce n'est pas bien grave, mais la BD annonce un truc qu'elle ne fait pas complètement.


En outre, et c'est plus emmerdant selon moi, la complicité entre Davodeau et Leroy me semble mal retranscrite (ou mal imaginée si elle ne correspond pas à la réalité, mais on s'en fout un peu de ça). Disons que je ne la retrouve pas encastrée dans les dessins et la narration, elle est juste représentée par quelques bulles par ci par là, c'est épars et ça fait un peu adventice.


Enfin, le truc qui fait qu'il ne s'agit pas pour moi d'une grande BD mais juste d'une BD sympathique comme on en publie des pelletées chaque année, c'est le dessin. Je reconnais tout à fait que je n'ai peut-être pas la culture de BD nécessaire à l'appréciation de certains traits, de la patte de certains auteurs. Ce que je vais dire ensuite ne sont donc peut-être que les remarques d'un type qui n'a pas encore l’œil assez aiguisé par la lecture de BD, aucun problème avec ça. Le dessin est précis, la vigne est belle, le noir et blanc est parfaitement maîtrisé, mais c'est tout, les planches me paraissent froides. Seules les quelques vignettes où la part belle est faite au ciel et à certains ustensiles agricoles improbables m'ont ému. Le reste ne m'a paru que le support de la narration : le dessin est très travaillé, mais il est avant tout opérationnel, il ne laisse pas émerger l'étonnement et l'émotion, on ne l'interprète pas, on mange ça passivement, on sourit quelques fois et à la fin on a l'impression de connaître davantage le monde du vin et on se dit que vigneron c'est une jolie vocation. C'est peut-être bien assez pour une seule BD mais ça ne m'a pas suffi.

Bretzville
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le 7 mars 2020

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