"Ce sera pas une leçon de foot, non, ce sera une leçon de vie"

Plus Bégaudeau écrit, plus il écrit tragique. Ma cruauté va assez loin de ce point de vue, on coudoie La Pornographie et Cosmos de Gombrowicz et c’est très bien puisque ce sont des putains de livres.

L’entreprise est indubitablement nietzschéenne, il s’agit simultanément d’élucider avec netteté la coexistence nécessaire d’affects (de pulsions, de volontés de puissance, ça dépend dans quelle sauce on marine) contradictoires et de s’en réjouir. Le roman est rempli d’événements savoureux qui, mis bout-à-bout, produisent une forme d’initiation tragique. Paul, dont le rapport à la littérature a plus ou moins conditionné la surrection hors de la morale, découvre les richesses écartées par cette dernière. Il ne prend pas "goût aux choses amorales", il se rend compte de ce que lui suggérait la littérature, à savoir que toute une partie de la pluralité affective, la partie qu’on tente d’étouffer, la cruauté, la mesquinerie, la violence, les désirs identifiés comme triviaux, enrichissent la vie et exemplairement son quotidien. La narration s’articule donc autour de deux opérations : la lutte contre une saisine morale et appauvrissante du monde (monde est grandiloquent, le livre est terre à terre) et la célébration de sa matérialité libérée d’un regard moral.

Qu’est-ce que cette double entreprise charrie dans la phrase ? Ou l’inverse, comment la phrase charrie cette double entreprise ? Souvent Bégaudeau fait référence à un élément matériel inattendu, parfois inclus marginalement dans la diégèse, parfois non. Il y en a de plusieurs types dont les principaux sont des objets triviaux et les animaux. Mais à chaque fois cette référence excède la saillie dont on apprécierait l’incongruité. Elle devient immédiatement une partie du dispositif interprétatif déployé par le narrateur. Qui n’est pas cool ? Tout le monde est cool. Personne n’est un sanglier (p. 294) façonne page suivante le commentaire du narrateur sur son bonne soirée à vous. Nous sommes tellement civiques. Nous sommes si peu des sangliers. On part du texte et des choses qu’il mentionne et on réinterprète le texte et les choses qu’il mentionne avec. Le texte "s’autoévalue". En se répétant, cette "autoévaluation" du texte finit par nourrir un dispositif interprétatif complet. Très vite le mot crabe nous apparaît net et opérant.

Ces mots qui une fois évoqués font retour sur la phrase disposent le lecteur à bien lire : son attention enrichit son interprétation qui enrichit son attention. Ils permettent aussi de jouer avec les lexiques et les sons, dont on savait qu’il récompensait un registre d’oralité peu académique. Si cette note était pipée, les autorités de la fac devaient en tirer les conséquences (p. 232). La phrase fait rire parce qu'oralité fait retour sur pipée et après coup ça paraît évident. Je descends au parking de l’escalier. Je me porte bien (p. 302) opère selon une logique similaire. Les paragraphes précédents font retour sur je me porte bien dont le sens est spectaculairement décuplé par le contenu des paragraphes précédents.

Et puis on a des phrases comme celles-ci, si j’avais emporté la glace en pied de l’hôtel et que je l’aie portée jusqu’à cet immeuble, et que je me sois contorsionné pour qu’elle passe dans le virage de l’escalier, et que je l’aie posée là devant moi contre le mur de ce studio, à présent je m’y verrais médusé (p. 286), qui ne procèdent pas tout à fait de la même manière. Le texte prend le temps d’élucider une pensée triviale chez un autre auteur ; il étoffe cette pensée d’hypothèses qu’il élabore sérieusement malgré leur absence apparente de lien avec l’histoire ; il fait rentrer par une logique qui nous échappe en début de phrase cette pensée et ces hypothèses dans la narration.

Comme chez l'auteur génial sus-cité, la profusion avec laquelle Bégaudeau compose autour de la trivialité (à défaut d'un meilleur terme – on pourrait dire banalité joyeuse) matérielle et affective de son narrateur écarte toute saisine morale qui s'originerait à l'extérieur du texte. Cette profusion et la tendance du texte à faire retour sur lui-même repousse son assignation à un sens intertextuel et lui donne un étalon esthétique propre. On retrouve une autre ambition nietzschéenne, complémentaire avec la première : celle de forcer le lecteur à ruminer les phrases pour qu'elles ne se résorbent pas dans une interprétation les précédant.

Le dispositif stylistique de Ma cruauté et les marottes de son auteur se compénètrent donc largement. On prend plaisir à embrasser la complexité pulsionnelle dépliée par le narrateur, on prend plaisir à suivre l’histoire au-delà de la morale – ou en deçà, on sait plus – et chaque plaisir nous dispose à mieux jouir de l’autre. En outre et c'est à mettre au crédit du livre, on jouit de tout cela à partir de l'époque pour reprendre le terme du livre, que ce soit par les péripéties (harcèlement, viol et soupçon dans une université néo-libéralisée) ou par les modes d'actions des personnages (participation anonyme à un forum, rumeur, échanges de textos, promotion de soi via instagram).

Bretzville
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le 14 août 2022

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