Le ravissement saisit lorsque Moebius dessine enfin ses jardins-paradis d'Edena, où débarquent Atan et Stell. Pelouses grasses et moelleuses, arbres lourds de fruits savoureux, ruisseaux et rivières d'une idéale pureté, le tout suggéré autant que dessiné en détail, comme dans nos rêves qui utilisent sommairement les aires visuelles de notre cerveau pour ne nous faire percevoir que l'essentiel de l'illusion onirique.

La série trouve son rythme : il s'agit ici non plus de trois récits séparés, mais d'un seul récit, entièrement dialogué cette fois. Peu de vignettes par page, ce qui suggère une publication première sur un support de petit format, qui aurait peut-être été agrandi pour cadrer avec les dimensions d'une page d'album.

La nourriture et le sexe - pulsions de base - tiennent la vedette, dans cet ordre. Ici, Moebius précise ce qui n'était pas si évident dans le tome 1 : à savoir qu'Atan et Stell étaient issus d'un civilisation si technologique, qu'ils ne comptaient plus que sur la technologie pour se nourrir et se soigner. Comme dans un commencement du monde, on nous décrit en détail leur découverte de la nourriture naturelle, et leurs terreurs de ne plus avoir sous la main les nourritures hyper-synthétiques ou les traitements chirurgicaux radicaux de leur civilisation d'origine, où, quand ça n'allait pas, on remplaçait leurs organes pièce par pièce, comme dans une voiture. L'insistance de Moebius sur ce motif reflète ses longues interrogations personnelles sur la nutrition, à une certaine époque, et son option pour l'instinctothérapie (manger ce dont on a envie, sans préparation culinaire). On ne saurait mieux traduire, par cette aspiration à une parfaite nudité dans la confrontation avec la nature, les rêveries d'un mouvement écologiste naissant, dont les linéaments apparaissent déjà dans les naïvetés pacifistes du "Flower Power" hippie.

On devient ce que l'on mange - manière triviale d'énoncer la conviction, bien plus mystique, que nous ne faisons qu'un avec le Tout. Et la nourriture naturelle se met à sexualiser nos deux larrons ébahis. Jusqu'ici asexués, empaquetés dans des survêtements improbables, chacun étant muni d'un bonnet plat qui dissimule les cheveux, Atan et Stell vont constater que ce gommage des différences sexuelles voulu par l'hyper-technologie ne tient plus la route dès lors qu'on se met à manger "naturel". La féminité d'Atan, réelle mais discrète dans le tome 1, se précise au fil des pages, et, dans le cadre édénique de ces jardins surnaturels, la première tentative de rapprochement sexuel n'est pas vraiment un succès...

Le paradis d'Edena est cousu de dimensions oniriques qui s'emboîtent l'une dans l'autre. Atan et Stell se retrouvent conduits à l'union sous l'action d'un Maître Burg, qui surgit de nulle part dans ces jardins que l'on croyait déserts.

La grande dimension des vignettes accroît encore le ravissement où nous plongent les dessins et les couleurs idéales de Moebius : design élégant et galbé des décors de science-fiction; véhicule en forme de bulle transparente; lion d'une beauté et d'une fierté quasi héraldiques (et d'ailleurs repris comme motif de bas-relief style babylonien ou persan); assemblée de fées-elfes évanescentes et lumineuses sous la lune, sur l'eau, sous les arbres; étoile-3D contenue dans une sphère; monstre meurtrier, acéré et gluant; fréquents défis à la pesanteur (on plane beaucoup)...

Représentation - entre autres - d'enfants non conscients de la sexualité génitale, Atan et Stell accèdent ici aux expériences pubertaires, à la jalousie amoureuse, et à une première maturation (le héros combattant le monstre qui menace son Anima), dans le cadre d'une initiation concoctée par Maître Burg, dont on ne sait pas trop encore jusqu'où elle veut en venir.

Le mythe d'Edena prend substance et cohérence, et renvoie le lecteur à son Paradis d'enfance que les contraintes sociales font perdre de vue avec une grande cruauté.
khorsabad
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le 12 févr. 2015

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