Créatures qui ne connaissez pas la série des Love and Rockets des frères Hernandez, vous avez de la chance : de nombreuses heures de lectures bouleversantes vous attendent. Je pourrais vous inonder sous les anecdotes élogieuses pour flatter l’importance historique de ces deux séries que sont Locas et Palomar dans le mouvement de la bande dessinée underground américaine. Je pourrais également m’emballer dans un discours féministe, histoire de rappeler la beauté irradiant dans chacun des gestes de ces héroïnes exceptionnellement fortes. Je pourrais enfin vous décrire par le menu les multiples finesses de cet univers de femmes hispaniques aux nombreux personnages et innombrables ramifications, bondissant dans le passé, le futur, le Mexique, l’Amérique… sans le moins du monde égarer ses lecteurs.

Le fait est qu’il faudrait trop de place pour faire un éloge exhaustif de ce qui nourrit leurs lectures. Alors je préfère me concentrer sur ce qui domine les miennes : le fatalisme par rapport au malheur.
Le malheur est le poumon de la vie mexicaine, la joie est son foie et le courage son cœur. Le lecteur suit ces jeunes femmes traverser sans fléchir des péripéties qui laisseraient tant d’autres sur le carreau. Viol, meurtre, emprisonnement, misère, famine, injustice… chacune d’entre-elles passe au travers avec la désinvolture de ceux qui ne voient rien d’anormal à cela, de ceux dont le quotidien est tant nourri d’horreurs qu’il n’y a jamais eu d’autres formes de vie imaginables.

De cette quiétude face à l’horreur, de cette résistance naturelle naît une émotion étrange. Au début sourde, car le lecteur se trouve affecté par la distance installée par les personnages. Lui aussi se laisse gagner par cette curieuse indifférence. Du moins en apparence, car le décalage fait inconsciemment son travail. L’émotion, traîtresse, grossit en fait discrètement à mesure qu’avance le récit. Et à un moment, comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, un drame totalement anodin pour le protagoniste va brutalement le submerger.

Par exemple lorsque Luba, l’une des figures de proue de Palomar, se drogue, mais se drogue au point de détruire sa jeunesse, son sublime corps de femme et son tempérament de battante qui lui permet de se sortir de tout, lorsque ce personnage que le lecteur aime et suit depuis bientôt cinq livres menace de ne plus être celle pour laquelle il a déjà tant tourné de pages, pensez-vous que la mise en scène devienne larmoyante, ou du moins dramatique? Non, pas le moins du monde. Quelques étoiles dessinées autour de sa cheville dansante et tout est dit : de cette fausse allégresse qui l’anime sous l’emprise de la drogue, de la poésie des frères Hernandez qui illustre le malheur comme d’autres le quotidien, et de ce monde trop humain où la souffrance relève toujours de l’option, mais la douleur, elle, est inévitable.
aaapoumbapoum
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le 14 mars 2014

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