Ce tome est le deuxième consacré au personnage de Janni Dakkar, après Cœur de glace. Il est paru initialement en 2014, écrit par Alan Moore, dessiné et encré par Kevin O'Neill, mis en couleurs par Ben Dimagmaliw. Il comprend une histoire en bandes dessinées de 48 pages "The roses of Berlin", ainsi qu'un texte en prose "The Johnson report" de 4 pages (avec 4 petites illustrations).


Les roses de Berlin - En 1941, Adenoid Hynkel (le dictateur de la Tomainia) se rend en Afrique pour conclure un pacte avec une personne à l'identité inconnue. Toujours en 1941, Janni Dakkar utilise le Nautilius pour se livrer à des actes de piraterie, cette fois-ci exclusivement contre des navires de la Tomainia. Lors d'un abordage, elle apprend que le vaisseau de son gendre Armand Robur a été abattu et qu'il est détenu avec sa fille Hira Dakkar à Berlin. Elle décide sur le champ de se rendre à Berlin pour une mission clandestine et éclair afin de les libérer. Dans le Nautiloïd (un sous-marin de poche), elle remonte l'Elbe, en compagnie de Broad Arrow Jack, jusqu'à Berlin. Sur place les 2 sauveteurs sont attendus par les soldats du sommeil.


Pour ce deuxième consacré à Janni Dakkar (née en 1895, également connue sous le nom de Jenny Diver, fille du Capitaine Nemo), Alan Moore a conçu une intrigue encore plus simple que le tome précédent. Dakkar et Jack se rendent à Berlin, échappent à une course poursuite dans la cité, retrouvent Armand Robur et sa femme Hira, et s'en vont. Difficile de faire plus basique. Bien sûr il y a plusieurs péripéties, mais pas de retour en arrière, pas d'intrigues secondaires enchevêtrées, pas de concepts complexes. De ce point de vue, le lecteur adulte et fidèle lecteur d'Alan Moore sera décontenancé, pour ne pas dire déçu. Il se rattrapera avec les dessins de Kevin O'Neill auquel l'intrigue laisse beaucoup de place, et qui portent une part importante de la narration. O'Neill a conservé sa propension à dessiner des visages peu séduisants, avec des petits traits secs, des expressions malséantes. Par contraste, il apporte un soin plus grand à concevoir des tenues vestimentaires variées et spécifiques, à réaliser des décors ambitieux (de très beaux dessins pleine page), à imaginer des vaisseaux originaux (magnifique version de la Terreur, le vaisseau de Robur), et à bâtir des mise en scène qui marquent l'esprit.


Les images réalisées par O'Neill assurent également la cohérence de ce monde imaginé par Alan Moore. Tout au long des pages, il est possible de repérer ces détails tels que la double croix (symbole du régime d'Hynkel, directement tiré du film de Chaplin Le dictateur, 1940), le robot Maria de Carl Rotwang (en provenance du film de Fritz Lang, Metropolis 1927), les caractéristiques de Moloch (lui aussi en provenance de Metropolis), ou encore la graphie du Bessersprecht (inventé par Carl Rotwang). Le lecteur apprécie également d'autres détails qui inscrivent le récit dans une tonalité mature : le combat sanglant sur le pont du navire allemand (un soldat au crâne traversé par une balle à bout portant), la nudité des prostituées du Staadtbordell (avec poils pubiens apparents), le monsieur au cigare en train de malaxer le sein nu d'une prostituée (moment discret lorsque le docteur Caligari lève la tête pour apercevoir la Terreur), ou encore la poitrine sortant du bustier de l'adversaire de Janni Dakkar (moment succulent pour tout lecteur de comics se demandant comment les formes généreuses des superhéroïnes peuvent être contenues dans leur tenue révélatrice malgré leurs mouvements vifs et amples).


Il n'y a pas que les dessins de Kevin O'Neill qui destinent le récit à un lectorat adulte. S'il est prêt à jouer le jeu, le lecteur a tout loisir de repérer les multiples références disséminées dans ce tome. Outre l'omniprésence de la Tomainia et de son Dictateur et les emprunts à Metropolis, on retrouve les docteurs Caligari et Mabuse, et le fils d'Ishmael (Moby Dick). Alan Moore intègre également la mythologie de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, en particulier les Twilight Heroes (groupe mentionné dans le Le dossier noir). En faisant bien attention, le lecteur saisira la mention de Benzino Napaloni of Bacteria (= Benito Mussolini). C'est dire si à nouveau l'un des attraits de cette lecture (son potentiel de divertissement) tient beaucoup à ce jeu de références internes et externes.


Ce deuxième tome des aventures de Janni Dakkar est donc tout aussi déconcertant que le premier, et la question de savoir à qui il s'adresse est encore nébuleuse. Pour un lecteur féru de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, l'aventure est d'une linéarité simpliste, il n'y retrouvera pas le suspense des 2 premiers tomes ou même de "Century". Par contre, il jouera avec plaisir au jeu des références et des renvois, appréciant les évocations précises et respectueuses du "Dictateur" et de "Metropolis", en constatant l'érudition de Moore, mais aussi en s'étonnant de cette appropriation manquant de développement par rapport aux originaux. Pour un nouveau lecteur (qui aurait l'idée saugrenue de commencer avec ce tome, le malheureux), il découvrira une mission de sauvetage premier degré, où tous les personnages semblent se connaître, avec des liens complexes, mais jamais explicités. Dans les 2 cas, le lecteur appréciera la force visuelle des dessins de Kevin O'Neill, moins extrémiste que dans Marshal Law, mais tout aussi facétieux et irrévérencieux.


Le rapport Johnson : princesse Dakkar de Lincoln - Hildy Johnson (l'échotière ayant signé le texte du tome précédent) est invitée sur l'île de Lincoln, à la fête d'anniversaire des 70 ans de Janni Dakkar. Elle rédige un papier dans lequel elle retrace le parcours de Dakkar après la seconde guerre mondiale, pendant les années 1950 et 1960. Cet article se termine par un cours entretien entre les 2 femmes.


Alan Moore s'amuse à écrire avec le style d'une femme ayant vécu pour le plaisir des soirées mondaines, ayant accepté son âge et l'évolution physique qui l'accompagne. Les 2 premiers tiers servent à raconter l'évolution des tactiques de Janni Dakkar au fil des années, passant de la guérilla terroriste à l'intimidation politique, en les contextualisant avec les grands événements de cette deuxième moitié du vingtième siècle. L'entretien sert à revenir très rapidement sur les principaux moments de la vie de Janni Dakkar. La prose de Moore est toujours aussi agréable à lire, teintée d'une douce ironie et d'une pointe d'autodérision de cette échotière ayant bien appréhendé à la nature humaine. Si "The roses of Berlin" comprend de nombreuses références, ce texte en est également truffé, pour la majeure partie en sous-entendus. Il faut donc avoir en tête les précédents tomes de la Ligue pour reconnaître les évocations de King Kong et Godzilla, ou encore de Thomas Carnacki (Le chasseur de fantômes) de William Hope Hodgson. Les noms d'Ursula Mabuse et Manfred Mors renvoient à leurs parents. Le nom d'Ubu est assez parlant pour reconnaître la pièce de théâtre d'Alfred Jarry (Ubu roi, d'autant que Moore glisse le barbarisme de "m***res"). Le nom du groupe T.H.R.U.S.H., est un hommage à la série "The Man from U.N.C.L.E." (= Des agents très spéciaux, 1964-1968) et SPECTRE correspond à une organisation terroriste dans les premiers films de James Bond. Par contre, il faut une bonne encyclopédie pour retrouver que Mike Thingmaker est un personnage d'un roman d'une auteure russe Marietta Shaginian (1888-1982).


Avec ce texte, l'intention d'Alan Moore est plus claire que pour la bande dessinée, il joue avec le lecteur aux références dans un pastiche d'article rendant compte d'un événement mondain.

Presence
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le 26 août 2019

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