Tintin nous avait transportés sur les sables d’Arabie, dans la jungle péruvienne, ou bien aux abords du Yang-Tsé Kiang. Mais pouvait-il nous tenir en haleine 62 pages durant avec des histoires de réglage de moteur atomique ou de test d’étanchéité des scaphandres lunaires ? Etonnamment, oui. Cet album est même bien plus prenant que la dernière escapade de Tintin au Khemed (l’Or Noir). Dans son diptyque lunaire, Hergé relève avec génie le défi fou de marier l’exotisme, l’humour et la science pure et dure : voilà sûrement les deux aventures qui révèlent le plus clairement le talent de leur auteur !

La science d’abord, et pas la plus accessible : l’aéronautique, option lunaire ! Dans cet album, on retrouve la précision et l’exactitude qui caractérisent les aventures récentes de Tintin : cette expédition lunaire ne sera pas bouclée en dix minutes comme Hergé l’aurait fait dans les années 30’. Derrière les explications de Bexter ou Tournesol, on devine les titanesques travaux de recherche menés par l’auteur (les auteurs même, une pensée pour le trop méconnu Bob de Moor !). Une minutie à laquelle il faut ajouter toute l'inventivité de Hergé, ici déployée à plein régime pour concevoir cette fusée lunaire.

L’humour ensuite. On ne pourra pas dire que les gags de Hergé ne sont pas rodés : chutes en tout genre, apparition fracassante des Dupondt, colères de Haddock qui ne peut emmener ni alcool ni tabac ... Hergé maîtrise tous les registres habituels de ses personnages, et la mayonnaise prend bien. Mais c’est surtout le mythique séquence de Tournesol faisant le zouave, puis de son amnésie, qui restera dans toutes les mémoires : ces pages-là comptent sans hésitation possible parmi les meilleures planches de Tintin, toutes aventures confondues !

L’exotisme enfin. Etendre sur soixante pages une action de plusieurs mois, et la situer entre les murs étriqués d’une base spatiale syldave, avec à peine une petite excursion montagnarde pour le dépaysement : est-ce que Hergé aurait perdu la raison ? Mais non, cet album ne manque jamais de nous dépayser, il fonctionne même bien mieux que Au Pays de l’Or Noir et ses barbantes dunes de sable... Tout est fascinant et neuf pour le lecteur, dans cette base à la pointe de la technologie (des années 1950) : les rayons X derrière lesquels passent les Dupondt, les contre-plongées cyclopéennes au pied de la fusée, la salle de radio-guidage et l’observatoire.

Dernier point, le travail sur les personnages, particulièrement excellent : Haddock sort de son rôle d’alcoolique et gagne une épaisseur bienvenue, grâce notamment à son amertume pour avoir guéri Tournesol, ou encore ses piteuses excuses lorsque le zouave part en furie. Notre professeur n’est d’ailleurs pas en reste, et son appareil acoustique permet d’étendre son registre : toujours distrait, mais toujours visionnaire, il passe par la joie, l’abattement, et la folie furieuse dans un joyeux tumulte ! Baxter et Wolff, enfin, sont brillamment ambigus, de même que les policiers de Zepo qui mettent la main sur Tintin et Haddock en Syldavie (et offrent au passage à Objectif Lune l’une des meilleures séquences introductives de la série, avec ces colosses mutiques qui peuvent être autant gangsters que policiers...).

Tintin, lui, a disparu : spectateur muet, angélique et impassible, il se fait ravir la vedette par Haddock et Tournesol, quand ce ne sont pas par les Dupondt, voire même Milou. Hergé, comme fatigué de ce héros trop lisse, s’offre même la liberté de le remiser trois semaines au fond d’une chambre d’hôpital, pour se concentrer encore davantage sur le bouillonnant Haddock, bien plus humain. Après l’aventure solitaire de l’Or Noir, Hergé retrouve visiblement avec bonheur (et soulagement ?) tous ses autres héros, au point que ceux-ci tirent la couverture à eux... et c’est tant mieux !

Objectif Lune est un album inattendu, rafraîchissant, et incroyablement riche. Une odyssée qui transforme complètement l’image de Hergé dessinateur d’aventurettes colorées, et le propulse parmi les grands écrivains de SF aux côtés de Barjavel et des autres maîtres de l’époque.

Après quinze albums plus ou moins remarquables, cette seizième intrigue est l’album d’un créateur au sommet de son art.
Wakapou
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le 8 juil. 2013

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Wakapou

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