Perfect World
7.1
Perfect World

Manga de Rie Aruga (2014)

Vous pouvez retrouver mon avis avec illustrations sur mon blog.

Si je me suis ré-inscrite tout récemment à la médiathèque de la ville voisine (merci aux organismes publics de la communauté urbaine de Bordeaux d’être devenus gratuits pour tous), j’étais encore fidèle à ces structures il y a de cela quelques années. J’en profitais pour écumer les rayons fantasy/fantastique en romans ainsi que le secteur manga, encore timide. L’occasion de dénicher des titres méconnus, coincés entre les deux grosses séries du moment. C’est ainsi que j’ai approché Perfect World, du moins sa première partie, la série n’étant pas terminée à l’époque. Une offre d’occasion en or m’a permis d’acquérir la série dans son entièreté, avec la version collector du tome 12 qui contient une jaquette alternative ainsi que des témoignages de lecteurs handicapés. Un choix nullement anodin vu que le handicap est au cœur même de Perfect World.


Rie Haruga avait déjà officié avec une première série, Par-delà les étoiles. Un titre avortée mais que Akata a édité, une grande première puisque l’œuvre n’était disponible qu’en numérique. Le concept même de Perfect World, du moins son amorce, provient de l’éditeur de Rie Haruga. Ce dernier lui a proposé de concevoir un titre sur le thème du handicap. Or, Rie Haruga est valide et n’a jamais approché de personne handicapée. Mais sa propre mère a été victime d’une lourde maladie habituant la jeune fille à cohabiter avec une personne « amoindrie » dont le statut physique impliquait la présence fréquente de soignants et des tensions entre elle et sa mère. Des sentiments qui ont nourri un profond regret chez l’autrice et qui ont su trouver un écho au sein de Perfect World.


Il est toujours difficile d’aborder un thème aussi sensible tant il est facile de tomber dans le validisme ou de sombrer dans certains a-prioris et idées reçues. Rie Haruga a veillé à s’informer un maximum, n’hésitant pas à laisser des notes en fin de tome pour expliquer sa démarche. Surtout, elle a pu œuvrer avec Abe Kazuo, un architecte handicapé qui a été son consultant dans sa série et lui a permis de concevoir Itsuki Ayukawa, héros du titre.


***


Tsugumi Kawana œuvre au sein d’une entreprise de décoration d’intérieur. 26 ans, célibataire, mais épanouie dans son travail et bien implantée dans la grande ville, la jeune femme va participer à un dîner professionnel. Parmi les convives, elle croise Itsuki, le garçon dont elle était amoureuse au lycée et auprès duquel elle n’a jamais confié ses sentiments. Ces retrouvailles sont l’occasion de ressasser les souvenirs du passé, prendre des nouvelles et combler les années qui ont filé. La nostalgie laisse place à la surprise lorsque Tsugumi découvre que Itsuki est handicapé, dépendant d’une chaise roulante. Elle qui l’a connu sportif et membre du club de basket vient de recevoir une douche froide. Malgré tout, les sentiments reviennent bien vite : elle aime Itsuki et ce, que ce soit celui du passé ou du présent.


La série s’ouvre sur une interrogation brute : « Et vous, vous sentiriez-vous capable de vivre une histoire d’amour avec un handicapé ? » Une phrase qui ne prend pas de gants, marquant le ton de la série. Perfect World aborde de front le handicap physique à travers Itsuki, mais aussi d’autres personnages que le couple va rencontrer durant son parcours. Victime d’un accident de la route qui l’a touché à la colonne vertébrale, le jeune homme a néanmoins réussi à réaliser son rêve : devenir architecte. Surtout il cherche à inclure un aménagement permettant aux non-valides d’évoluer indépendamment, l’amenant à œuvrer pour des familles touchées de près par le handicap. L’occasion à l’autrice de dresser plusieurs portraits vivant le handicap différemment comme un jeune homme se renfermant sur lui-même n’acceptant pas son sort (poussant Itsuki à avouer que, lui aussi, n’a toujours pas accepté sa situation) ou un couple qui a traversé monts et vaux mais souhaite désormais vivre ensemble, ayant trouvé une forme d’équilibre. Ou encore ce couple dont la femme handicapée, rongée par la maladie, doit trouver l’équilibre et accepte de fonder des projets malgré l’échéance.


Si le couple de Itsuki et Tsugumi se forme rapidement et ce dès le tome 1 (l’autrice pensant concevoir un one-shot et non une série), ce sont les obstacles qui vont joncher leur route qui vont retenir toute notre attention, en plus des autres personnages venant aussi bien les aider qu’apporter un autre éclairage à leur situation. Aoi Nagasawa, soignante de Itsuki depuis son arrivée à l’hôpital, se présente comme une femme au caractère subtil, sans pour autant éviter quelques poncifs de la rivale amoureuse. Victime du syndrome de l’infirmière, Aoi nourrit un amour profond envers Itsuki, allant jusqu’à juger l’arrivée de Tsugumi comme une intrusion. Aoi a des mots durs envers la jeune femme et, pourtant, on ne peut nier qu’ils frappent juste.


Si vous n’êtes pas capable de comprendre ce qu’est réellement son quotidien, même avec tout l’amour du monde, jamais vous ne pourrez vivre avec lui !

Si on peut haïr Aoi Nagasawa pour tâcher de demeurer l’unique femme dans la vie de Itsuki, on ne peut nullement lui reprocher de poser sur la situation du jeune homme un regard réaliste. Elle est d’ailleurs la première à le secouer lorsqu’il se laisse aller à la mélancolie, persuadé qu’il est que son handicap l’empêche de pouvoir être en relation avec quelqu’un. Aoi est consciente des qualités de son patient et met tout en œuvre pour l’aider à accepter son nouvel état, aussi difficile soit-il.


Rie Haruga ne ménage ni ses personnages, ni son lectorat. Le handicap est abordé dans son quotidien le plus cru. Itsuki parle ouvertement de certains tabous lors de son premier dîner en tête à tête en compagnie de Tsugumi. Le jeune homme aborde frontalement le fait que, à cause de son handicap, il lui arrive de se faire dessus. Une situation qui reviendra plus tard, frappant Tsugumi, lui faisant prendre conscience de tout ce qu’implique la vie de personne invalide. Les soins quotidiens, les nouveaux maux qui peuvent venir s’ajouter à celle déjà présente comme les escarres (une plaie cutanée pouvant atteindre les muscles et l’os), des blessures due à l’insensibilité de certaines zones corporelles, l’absence d’inclusion dans l’architecture des lieux obligeant le valide à être dépendant des autres…


Du côté de Tsugumi, son père n’approuve guère cette relation considérant que Itsuki n’est pas apte à veiller sur sa fille. Père gâteau à l’extrême, l’homme couve sa progéniture au point de rechercher pour elle un homme qui sera assez fort physiquement pour l’empêcher qui lui arrive quoi que ce soit. Les mots tenus par le père de Tsugumi font partie de ceux qui m’ont le plus bouleversé, mais aussi mis le plus en rage au sein de la série. Il incarne, à lui seul, tous les préjugés qui entourent les personnes invalides et, surtout, cette infantilisation qui retire aux handicapés tout statut d’adulte. Comme si être dépourvu d’un membre vous reléguait au rang d’être impotent, incapable de vivre par ses propres moyens. Réflexion qu’il va conserver alors que, suite à un problème de santé, il se retrouve en fauteuil roulant.


Si Aoi Nagasawa représente la rivale amoureuse de Tsugumi, Itsuki croise aussi la route d’un rival en la personne de Koreeda Hirotaka. Lui aussi étudiant au même lycée que le couple principal, il était amoureux de Tsugumi sans oser le lui avouer (décidément). S’il soutient la jeune femme dans sa relation au début, au vue de ce qu’elle traverse et des peines qu’elle accumule, Koreeda ne manque guère d’être un soutien pour elle et même plus. Si j’ai apprécié le personnage au début, surtout sa franchise envers Itsuki concernant ses sentiments, j’ai moins accepté qu’il profite de certaines opportunités pour chercher à posséder égoïstement Tsugumi. Néanmoins, son évolution demeure intéressante.


Tsugumi et Itsuki traversent beaucoup d’épreuves, peut-être même trop. Perfect World lorgne du côté du drame tant les complications s’accumulent sur le couple. Parfois la lecture en devient étouffante : l’intrigue donne l’impression que vivre avec une personne invalide est un parcours du combattant. Mais je pense que cela vient du fait que l’autrice a voulu centrer chaque évènement sur le couple principal sans leur laisser le temps de souffler. Et les réflexions du père de Tsugumi n’arrangent rien, il faut bien le reconnaître.


En résumé

Je conseille néanmoins Perfect World , avec une réserve envers un jeune public ou des personnes très empathiques tant certaines scènes sont très difficiles psychologiquement. Rie Haruga s’est renseignée sur le handicap et ses difficultés au quotidien, et la supervision de Abe Kazuo a permis d’apporter le point de vue d’un concerné. Ce qui rend les propos tenus par les personnages non valides criants de vérité, certains laissant éclater leur colère, d’autres s’exprimant avec une acceptation apaisée. Les témoignages du tome collector viennent renforcer cette impression que le titre a su frapper juste.


En tant que valide, j’ai peut-être déjà eu une réflexion ou une pensée validiste. C’est un élément que je tâche de corriger ne serait-ce qu’en lisant et en écoutant les personnes non valides. Comme Tsugumi, je crains de commettre une erreur en voulant bien faire et c’est peut-être, malheureusement, déjà arrivé. Perfect World est de ces œuvres qui peuvent aider à mieux cerner ce qui cloche dans notre comportement et le corriger, mais aussi nous apprendre à écouter les concernés. Perfect World est de ces fictions dont la narration est criante de vérité, ce qui peut le rendre d’autant plus difficile à lire.


Je conclurais cet avis avec ces quelques mots de Quentin Van de Kadsye, une des personnes dont le témoignage a été retranscrit dans le tome 12 collector.


Pour terminer, même si ce monde est imparfait, changer le regard que l’on porte sur l’autre est une bonne manière de le corriger.
So-chan
7
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le 29 janv. 2023

Critique lue 9 fois

So-chan

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