Quitter Saïgon par khorsabad
Loin des représentations simplistes qui façonnent l'opinion publique (le Vietnamien communiste et anticolonialiste gardant rancune à la France de sa domination), l'album de Clément Baloup nous met en prise sur la réalité des faits et des personnes. Ces récits de "Viet Kieus" (Vietnamiens de la diaspora émigrés, ici en France) insistent sur la subjectivité plutôt apaisée de gens qui ont fui les tourments de la colonisation et / ou du totalitarisme qui lui a succédé.
Apaisée ? A l'opposé des appels tricontinentalistes de la belle époque Castro-Guevaro- Hô-Chi-Minhesque, le ton est donné dès le premier récit: un père donne à son fils une leçon de cuisine, décrite dans le détail, et lui raconte sa vie à cette occasion, sans se presser, sans chercher à éructer du mépris ou à flétrir tel ou tel.
L'écriture, on le voit, n'est déjà pas très française de culture. Quel Français, formaté aux beautés idéologiques de nos lycées, n'enfourcherait pas sur-le-champ la trompette anticolonialiste, en vomissant au passage des tonnes de mépris sur le pays dont il est, paraît--il, un ressortissant ?
Entre préparation des crevettes et dosage du nuoc-mam, le père raconte doucement les brutalités des G.I.s, sa tuberculose, la mort de son père... Pas de deuil, pas de pathos: les faits tels qu'ils ont été.
On est un peu surpris de ce que les ados de l'époque allaient en vélo de Saïgon à Dalat ou Nha Trang: ce n'est pas la porte à côté !
Paradoxalement (ou pas...), la partie la plus effrayante de l'album réside dans les récits d'endoctrinement totalitaire des habitants dans les camps de travail communistes: humiliations, harcèlement, mépris, rétention de nourriture, faire craquer l'autre. On est largement dans l'univers concentrationnaire des camps des Khmers Rouges (qui sévissaient, à peine plus tard, dans le pays d'à côté), à cette nuance près qu'au Vietnam, on tue moins facilement les rétifs.
Racisme des Japonais, qui pourchassent un enfant vietnamien parce qu'il a les cheveux blonds, qui font la fierté de sa mère. Le blond, ça fait occidental...
On le voit, au fil des mémoires, les époques se télescopent, de 1940 à 1980 environ.
Le traitement graphique est remarquable et contribue à la poétique sérénité de l'ensemble: les couleurs (vives) pour les scènes de narration actuelles, le blanc et gris pour les scènes remémorées. Des effets de couleurs fausses accentuant les contrastes des visages, un peu dans l'esprit des fauves ou des Nabis. Ce goût si Vietnamien pour représenter longuement des fleurs, des arbres, des extérieurs pour eux-mêmes, facilement floutés sur le mode impressionniste dès que l'objet représenté est quelque peu éloigné du regard. Une prédilection pour l'usage inattendu des rouges soutenus dans de nombreux contours et décors.
Et, au fond de tout cela, la vraie vie. Pas celle que voudraient imposer les occupants, les colonisateurs, les communistes. Juste le vécu du quotidien par un regard à peine distancié, qui garde toute sa dignité quand l'Histoire se fait atroce.