Comme le rappellent plusieurs documents glissés en appendice de l’album, la série Bitter Root entretient une relation étroite avec l’histoire douloureuse des Afro-américains aux États-Unis. Le massacre du « Black Wall Street » à Tulsa, en 1921, bien que demeurant largement méconnu, apparaît comme l’incubateur du récit de Chuck Brown, David F. Walker et Sanford Greene (également crédités comme dessinateurs). À cet égard, Bitter Root s’inscrit dans les pas de certains albums de Superman, Spiderman ou des X-Men : il plonge ses racines dans un contexte sociopolitique clairement identifiable, avec lequel il va régulièrement interagir. « Rage et Rédemption » repose par ailleurs sur un schisme d’importance : la famille Sangerye, au frontispice de la série, est partagée entre la volonté de soigner les Jinoos, « des humains infectés par la haine », et celle, plus radicale, de les éliminer. Certains pensent ainsi qu’il est possible de faire entendre raison aux racistes quand d’autres estiment qu’ils sont perdus à jamais. Le Docteur Walter Sylvester est quant à lui aveuglé par la douleur et les ressentiments. Il a perdu ses enfants et entend venger leur disparition tragique à l’aide de divinités mortifères. Peu importe la voie par laquelle on explore Bitter Root, la série s’avère passionnante par une faculté rare à faire entrer en résonance le récit fictif et les faits historiques, mais aussi à ériger ses personnages en symboles éthiques et politiques intemporels.


Sur le plan graphique, là encore, « Rage et Rédemption » tient toutes ses promesses. Les couleurs sont exploitées de manière à restituer au mieux les émotions des personnages. La coloriste Sofie Dodgson le note d’ailleurs dans les bonus de ce volume : « Certains choix de couleurs ont clairement été faits en réponse aux dessins – comme ces aplats de mauve sombre et viscéral autour d’un personnage en souffrance ou mélancolique, et des couleurs désaturées pour le fond lorsqu’il paraît abattu. » L’expressivité des visages, le dynamisme des dessins, la structure très élaborée des planches, avec des vignettes disposées de manière changeante ou intégrées en surplomb, contribuent, au même titre que la pluralité des monstres, à la (grande) qualité d’ensemble de l’album. Ce dernier nous fait passer du Maryland des années 1850 au Harlem des années 1920 en passant par Tulsa ou Boley. Tous ces cadres ont en commun de laisser entrevoir les horreurs/douleurs du racisme et de mettre les protagonistes de Bitter Root en confrontation avec des créatures démoniaques, connues ou non, troublant le cours de leur existence. Une transition narrative a également lieu dans une sorte de purgatoire : « Barzakh est un portail entre deux mondes. Une barrière entre la terre et une autre dimension. » C’est là que Cullen retrouve son père et sa tante Nora, mais surtout s’aguerrit et apprend à combattre les Jinoos et autres Inzondos. Les retrouvailles familiales qui s’ensuivent, la galerie de personnages qui s’offre au lecteur, mais aussi l’émancipation des femmes, qui s’illustrent bientôt au combat, apportent de la densité à l’ensemble.


Ce second tome de Bitter Root met en scène Adro, un « ange du châtiment ». Ce dernier se nourrit des malheurs du peuple noir dans le sud raciste des années 1920. Le décor est planté avec ce panneau placé en guise d’avertissement à l’entrée d’une ville : « Les Nègres ont pas intérêt à s’attarder la nuit tombée. » Ce qu’Adro trouve dans les anciens États esclavagistes américains, c’est un traumatisme collectif sur lequel capitaliser. « Le réconfort que tu proposes n’est qu’un masque pour le chaos. Le salut que tu promets ne mène qu’à la damnation. » Plus au Nord, à New York, une réunion des familles en lutte contre les Jinoos et les Guizis (de Chinatown) permet de prendre la pleine mesure de la stéréotypisation des comportements dont souffrent encore les Noirs : la famille Sangerye est renvoyée, sans autre forme de procès, à la magie ou l’absence de discipline, soit une primitivité qui en dit probablement davantage sur celui qui l’énonce que sur ceux sur lesquels elle est censée se porter. En ce sens, Bitter Root peut être vu comme une ode à la tolérance, shootée à la violence et aux douleurs intériorisées.


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Cultural_Mind
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le 5 avr. 2021

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