Rat-man
8.9
Rat-man

BD (divers) de Leo Ortolani (1989)

« Je fléchis les muscles et je saute dans le vide »

Si l'on connait un peu le paysage de la bande dessinée italienne, on saura pourquoi Rat-Man y occupe une place à part. En se penchant sur les « fumetti », il est rapide de se rendre compte que les pratiques culturelles locales en regard du neuvième art n'ont rien à voir avec celles de la France. Et, même s'il existe des groupuscules du type de nos indés, il suffit de se rendre dans une Feltrinelli (équivalent de la Fnac) ou d'ouvrir le magazine Leggere:tutti (dédié aux livres et à la lecture) pour découvrir deux choses : 1) le rayon fumetti de la première ne laisse que peu de place à la production strictement italienne, quelques albums se perdant au milieu des comics, manga, classiques du type peanuts, ou BD franco-belges (si, si, on y trouve El Gatto del Rabino !) ; 2) pas une seule page du second n'est consacrée à la bande dessinée !
Le fait est que, même s'il existe des « fumetterie », la véritable place des fumettis est autre : on les trouve en kiosques. Cela laisse présumer de la place culturelle que peut avoir la BD dans le pays. Quelque chose de plus ou moins jetable – si l'on ne se place pas du point de vue des geeks accumulateurs (oui, j'en suis). Quelque chose qui, finalement, n'est pas vraiment un livre.
Ces fumetti des kiosques ce sont : encore des comics et des mangas (en grande partie publiés par Panini Comics Italy), et, pour la production italienne, Dylan Dog, Martin Mystère, Tex (et ses nombreux confrères, publiés en France dans les pockets de Lug et Semic)... tous hébergés chez l'éditeur Sergio Bonelli, ou bien les magazines de Disney Italia (qui fournissent la plupart de la matière pour nos Mickey Parade et Picsou Géant). Dylan Dog arrivera bientôt à son numéro 300, au rythme d'un album de 100 pages par mois (plus les rééditions). Toujours supervisé par son créateur, avec une team créatrice de quelques scénaristes et plusieurs dessinateurs pour assurer des sorties constantes. Rien n'a changé : pour chaque numéro, un meurtre étrange, une belle fille désemparée, Dylan arrive, emballe la fille, résout l'énigme, tue le monstre.
Il y a eu chez Disney quelques expérimentations autant marquantes que marketing, telles que les Witch ou le Winx Club ou le remake en super héros high-tech de Fantomiald, PK:Paperinik new adventures. Mais tout ça, encore œuvré par des teams avec peu de marge de manœuvre. Le résultat est celui-ci : peu d'œuvres « d'auteurs » mises au premier plan, et par ailleurs, un certain nombre finissent transfuges édités en France, où on leur réserve un accueil plus luxueux.

Voici donc le contexte général, dans lequel il faut situer Rat-man. Commençons par noter deux choses : tout d'abord, il s'agit du seul fumetti strictement italien publié par Panini Comics*. Et surtout, le seul magazine dont l'intégralité des planches sont l'oeuvre depuis plus de 80 numéros d'un seul et unique auteur (seulement aidé par son frère pour la mise en couleur des couvertures et de certains numéros spéciaux), dont le nom apparaît en couverture : Leo Ortolani.
On apprendra, avec quelques recherches, que la prestigieuse revue américaine, The Jack Kirby Collector, le considère comme un des plus grands descendants de Jack Kirby, rien que ça ! Et pour quoi donc cela ? Remontons en 1989, un jeune géologue, un peu geek, obsédé par les comics et les fumetti qu'il collectionne comme un dément, et avec un peu d'argent de côté, crée pour s'amuser une petite parodie de Bat-Man, qu'il place d'abord dans une revue, puis une autre, jusqu'à se lancer dans l'auto-édition de son propre bouquin. De bouche à oreille, le talent et le temps aidant un peu, le succès est tel qu'en 1997, Panini Comics Italy lance : Rat-Man Collection, dans les pages duquel Leo redessine les premiers épisodes, en mieux, puis, doucement crée un passé et un univers entier et débordant où faire vivre et évoluer son personnage. Très vite les exemplaires se trouvent tous « esauriti » et Panini pour contenter les fans lance Tutto Rat-Man, dont chaque sortie compile deux numéros de la série régulière. Et puis, il y aussi les Rat-Man Color Special, avec les meilleures aventures rééditées en couleurs. Plus des hors-séries spéciaux et d'autres albums où M. Ortolani parodie d'autres succès, avec des albums comme : 299+1, Avarat 3D (avec les lunettes), Star Rats, Il Signori dei Rati...etc. Bon. Un peu too mutch, parfois. Et le fric doit tomber, je vous dit pas. D'autant qu'il faut compter le merchandising, le jeu de carte (Panini, on vous a dit), les mugs, les T-shirt, l'adaptation en dessin animé... et même un fan-club officiel.

Et pourtant, le garçon a du mérite. Car, non seulement, sa BD est vraiment drôle. Mais en plus elle est absolument fascinante. Alors qu'il s'agit, au début, d'une simple parodie un peu idiote, où Rat-Man (grâce au fait que Panini Comics gère Marvel Italy) rencontre l'Uomo-Ragno ou le Doctore Destino (Dr. Doom, voyons), très vite son univers se décroche et prend son ampleur propre. Ainsi Rat-Man est l'élève de Il Pipistrello, et il côtoie plusieurs personnages, tel que le Captaine Krik, l'inspecteur Brakko, ou Cinzia, sorte de super-héroïne bodybuildée et trans-sexuelle, évidemment amoureuse de Rat-Man (non, sans rire, en plus, c'est un des personnages les plus attachants de la série). Il a son propre plus grand ennemi, Valker, qui s'avère n'être autre que son père... Il a aussi une copine, qui meurt dans les tous premiers numéros et le hantera jusqu'à la fin, et même des enfants ! Enfin, qu'importe. Car tout ça évoque évidemment beaucoup de choses qu'on a vu ailleurs, sauf qu'ici l'auteur les personnalise et les intègre dans son propre univers, celui-ci se découvrant épisode après épisode. Bon, un univers dont la continuité pourra décontenancer, puisque certains cycles ou épisodes utilisent juste les mêmes personnages, mais dans des contextes n'ayant plus rien à voir avec ce qui semble être la trame principale. Étrangement, ces passages nourrissent malgré tout le reste.
On sera étonné par le format, 16X21cm, qui est en fait un format traditionnel italien (celui, entre autres de Dylan Dog), dont il reprend un découpage assez sage, en trois bandes régulières. Mais le dessin fera penser à un croisement entre Jack Kirby (pour l'encrage, certains personnages et les cadrages) et Shultz. Quand à la tonalité du récit, elle oscille entre un humour absurde, avec des héros losers au possible et à la moralité pas toujours très fiable, et de grandes histoires mythiques, avec combats (assez peu finalement) et costumes, le tout avec un backround mystico-onirique assez étrange. Plus que ça, Leo est adepte de récits « metafumetti », se mettant en scène lui-même à plusieurs reprises, jouant avec des idées du type : « les héros n'existent que si l'on croit en eux », fait apparaître le fan-club de la série dans la série, se moque du dessin animé adapté de sa BD, sans cesse rappelant que tout ça n'est qu'une BD, sans cesse conscient de la chaise (en équilibre audacieux) sur laquelle il est assis.
Définitivement, Rat-Man mérite le détour. Bien plus que juste une parodie, il serait à placer aux côtés de Bone ou de Cerebus, pour le souffle épique avec petits personnages rigolos, et de Too Much Coffee Man (un autre incontournable de l'humour décalé) pour ses gags intelligents, du genre qui révèlent les faiblesses des êtres-humains et l'absurdité de l'existence. Malheureusement, Panini n'a pas eu la bonne idée d'en publier une V.F., et seuls les curieux maitrisant un peu l'italien pourront (s'ils font un saut dans un kiosques italien, ou me font confiance en commandant directement sur le site de Panini Italy) comprendre, en vrai, ce que je défends. Allez, avec juste un peu de courage vous pourrez aussi faire connaissance d'Arampicamuri, sorte de Spiderman en briques apparaissant dans les derniers épisodes ! Une fois qu'on y a goûté, c'est fichu, on y revient comme un drogué en manque.
Intéressant : dans le numéro 75, paru en 2009, et célébrant les 20 ans du héros, Leo Ortolani revient sur la période de sa création, livrant des extrait de son journal intime ! On y apprend que le garçon est un obsessionnel, collectionneur de comics et fumetti. Et désormais, alors qu'il ne doit pas être guéri, il a en tout cas pris sa revanche : aujourd'hui, c'est lui qu'on collectionne.

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Ci-dessous, le lien vers une article beaucoup plus complet et détaillé. Pour les courageux.
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* Note : en vérité après enquête, Panini publie deux ou trois séries, aux sorties parcimonieuses, réalisées par des italiens, mais qui ressemblent fortement au type de fumetti classiique qu'on trouve chez Sergio Bonelli.

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le 21 févr. 2011

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colville

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