3 chiens réapprennent à vivre, après l'anéantissement de la race humaine.

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il reprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2014, écrits par Garth Ennis, dessinés, encrés et mis en couleurs par Michael Dipascale. Il comprend également une introduction de 4 pages écrite par Alan Moore, qui réalise un panégyrique dithyrambique de la capacité de Garth Ennis à écrire une histoire sur les aventures de 3 chiens dépourvus de caractéristiques anthropomorphes.


L'histoire commence à New York, alors que les humains sont pris de folie et s'entretuent ou se suicident de manière salissante. Charlie (un Colley), un chien d'aveugle, a le plaisir de voir arriver ses 2 copains qu'il rencontrait au square : Red un setter irlandais, et Rover un basset. Ces derniers rongent sa laisse pour le libérer, et les 3 amis commencent à avancer dans les rues de New York. Ils assistent à des atrocités sans nom, croisent le chemin d'un policier encore bien dans sa tête (mais ça ne dure pas longtemps), et constatent l'ampleur du carnage. Ils croisent également un groupe de chihuahuas et finissent par recevoir les conseils d'un matou tigré quant à l'attitude la plus pragmatique à adopter.


Première surprise en ouvrant cette histoire, ce recueil comprend une introduction de 4 pages de texte, écrite par Alan Moore qui ne tarit pas d'éloges sur le tour de force narratif réalisé par Garth Ennis, bien aidé par Michael Dipascale. Pour commencer, Moore contextualise les comics ayant des animaux comme personnages principaux, grâce à une culture écrasante. Il balaye d'un revers de manche tous ceux qui bénéficie d'un anthropomorphisme qui facilite la narration (à commencer par une souris sur 2 pattes ayant longtemps porté des gants blancs). Il constate alors qu'Ennis s'est attaqué à un genre délaissé depuis longtemps par les autres auteurs de comics. Il s'incline également devant la qualité de la mise en images, Dipascale s'en tenant à la morphologie des chiens, sans presqu'aucune licence artistique.


Effectivement, la découverte du récit confirme la description d'Alan Moore (c'est vrai qu'il n'y avait pas beaucoup de doute). Garth Ennis s'ingénie à imaginer la psychologie des 3 chiens, des quelques autres chiens qu'ils rencontrent (dont un bouledogue pas commode, des chats et quelques poules), leurs motivations, leur caractère, en cohérence avec la vie qui était la leur précédemment. C'est ainsi qu'ils qualifient les êtres humains de "nourrisseurs". Bien sûr, le risque réel est que le lecteur considère le récit plus comme un exercice de style, que comme un roman intéressant.


Michael Dipascale représente les chiens de manière littérale, effectivement sans recourir aux raccourcis de l'anthropomorphisme. Dans une interview, il a indiqué qu'il avait juste légèrement exagéré une expression de visage de ci de là pour évoquer un état d'esprit ou une émotion. Le lecteur propriétaire de chien aura donc le plaisir de retrouver les langues bien baveuses, et le souci de la propreté de son derrière de son animal familier. Le lecteur sans chien sentira une forme de détachement affectif vis-à-vis de ce trio de canidés, ainsi qu'une vraie curiosité intellectuelle quant au degré d'exactitude des poses des chiens, et de leur langage corporel.


Les représentations des chiens sont donc très réussies. Le reste des éléments visuels est d'un niveau professionnel, avec peut-être un encrage trop léger. Du coup il se dégage parfois une impression de manque de consistance des éléments représentés. Cette impression est compensée par une mise en couleurs naturaliste, pertinente, sans effet ostentatoire. Michael Dipascale réussit à faire croire au comportement des 3 chiens, et aux endroits qu'ils traversent. Il est amené à mettre en scène 3 ou 4 moments Ennis, scènes chocs et presqu'insoutenables (un moment hallucinant avec un chien ayant asservi un être humain). Du début à la fin, Dipascale garde le cap de s'en tenir à une représentation naturaliste des chiens et des autres animaux.


Cette approche narrative naturaliste prive le lecteur d'une réelle empathie pour les personnages (surtout s'il n'aime pas les animaux). Ennis et Dipascale ont si bien atteint leur but que le lecteur ne peut pas se reconnaître dans ces animaux ni même éprouver leurs émotions. Dipascale aménage discrètement quelques expressions de visage pour retranscrire un état d'esprit (essentiellement en jouant sur la forme des yeux), mais cela reste exceptionnel. De son côté, Ennis s'est également permis une entorse (de plus grande ampleur) à l'approche naturaliste : il place des mots dans la bouche des chiens, et il fait en sorte que Rover, Red et Charlie comprennent également le langage des chats et des autres animaux.


Toutefois ce recours au langage humain s'accompagne de règles strictes. Pour commencer les chiens disposent d'un intellect plus limité que celui d'un humain, et par voie de conséquence d'un vocabulaire plus limité, et d'une syntaxe plus basique. Pour rester cohérent avec le règne animal, les chats disposent d'un vocabulaire et d'une syntaxe légèrement plus élaborés. Ensuite, les préoccupations des chiens s'articulent autour de leurs anciennes relations avec les humains, et leurs besoins naturels, ainsi que l'apprentissage d'une vie sans "nourrisseurs". Ainsi Ennis atteint d'autant mieux son objectif de se mettre dans la peau d'un chien (3 en l'occurrence), limitant l'implication émotionnelle du lecteur.


Arrivé à l'épisode 6, le lecteur est convaincu de la réussite de l'exercice intellectuel consistant à se mettre dans la peau d'un chien, mais il reste un peu sur sa faim. Puis il découvre ce dernier épisode et les déclarations de Charlie, et la connexion se fait avec sa propre condition d'être humain. Dans la continuité naturelle du récit, Charlie en vient à faire le constat des caractéristiques de sa nouvelle vie, débarrassée des exigences des nourrisseurs, enfin dans une situation où il peut apprécier les choses simples. Le parallèle s'établit de manière aveuglante avec le quotidien d'un être humain prisonnier des contraintes sociales, de son asservissement à la caste dirigeante (élites politiques ou financières, hiérarchies diverses et variées). Le propos est un peu simpliste, pas loin d'une anarchie bon enfant et utopique, mais il diffuse aussi une évidence lumineuse. Certes la société humaine n'a jamais été en mesure de s'affranchir d'un ordre hiérarchisé (avec ses abus consubstantiels), mais cela n'empêche pas de pouvoir apprécier les moments de répit, hors du temps, qui échappent à cette structure contraignante.


Décidément, Garth Ennis est un auteur à part entière qui n'hésite pas à prendre des risques, à changer de registre (tout en conservant quelques habitudes narratives qui lui sont propres), en conciliant divertissement adulte et consentant, avec un point de vue personnel sur le monde qui l'entoure, dans lequel il vie. Petit plus pour cette histoire, il bénéfice de la mise en image d'un artiste de bon niveau.

Presence
10
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le 6 juin 2020

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