Snegurochka
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Snegurochka

Manga de Hiroaki Samura (2016)

Si tu as de la chance, traverse. Si tu as de la destinée, avance.

Snegurochka (Снегу́рочка) , c'est d'abord un titre, très joli avec la prononciation russe.
Une musique lyrique s'élève à l'évocation de ce nom*.
Un mythe populaire aussi**.
L'horizon d'attente qu'offrent ces simples syllabes est aussi vaste qu'une plaine de Sibérie.


H. Samura aurait pu choisir le "romantisme" noir de la révolution ou encore le charme surannée mais décadent de l'aristocratie. Il aurait pu sinon dresser le tableau chirurgical de la souffrance humaine, quel que soit le "camp". Mais planter son décor dans les années 30 en URSS, n'était un choix des plus simples. Mais il me parait courageux, car il n'existe que pas ou peu de manga explorant ce contexte historique et surtout ce pays.


La première fois où j'ai lu ce manga, je m'attendais bien sûr à une dimension politique, et il fut admettre que le "Grand tournant" dans lequel se trouve le pays est bien évoqué : les fameux plans quinquennaux, le Guépéou, les purges, le Koulak, les conflits internes, la "guerre" faite au monde rural via la collectivisation, les activistes comme Maria Spiridonova, ect… Il faut saluer le travail consciencieux de H. Samura pour correctement contextualiser les années de la terreur stalinienne et il a su également avec talent présenter la famille Romanov et "l'émigration blanche"*.

Ce qu'il me plait de retenir, aujourd'hui, ce que H. Samura a eu l'intelligence, comme à son habitude, de surtout suggérer. Les idéaux qui déchantent, l'histoire qui se crispe (comme partout à l'époque...) ne sont qu'une toile de fond pour développper une tension dramatique et émotionnelle. Comme à son habitude, Samura ne sombre pas dans un manichéisme facile ou un jugement à l'emporte-pièce. Ce qu'il montre au lecteur entrouvre assez de portes, sans lui donner l'effet d'être dans un couloir d'hôtel, si vous me pardonnez la métaphore. Et finalement, les seuls moments de telling qu'il se permet sont fichtrement objectifs.


La narration a beaucoup de cachet, avec ces chapitres aux titres de contes, ces lieux jamais anodins et chargés de beaucoup de sens, cette poésie dans les rapports humains et cette brutalité pourtant, qui vient enserrer le tout.
Les lieux sont à la fois très ancrés dans le réel, à la fois assez peu détaillés (les plans sont d'ailleurs plutôt serrés), ce qui leur donne à bon nombre d'entre eux un caractère d'espace symbolique et donc universel. La plupart de ces lieux, qui sont sommes toutes assez peu nombreux, vous donneront peut-être parfois une sensation de huis-clos (la datcha notamment, mais aussi un camp de travail, où même l'extérieur ne montre pas d'horizon).
L'intrigue en elle-même est bien construite, elle part d'une sorte de MacGuffin et si nous pressentons quelque chose en cours de route, ce n'est certainement pas la résolution. On peut sans doute regretter que la combinaison peur/espoir soit distillée à dose assez homéopathiques mais on ne peut rien reprocher à la cohérence.

Tour à tour valse des flocons, marche slave, beauté endormie, valse sentimentale, valse des fleurs, le tempo de cette histoire m’évoque toujours un univers musical****. Il va soutenir avec beaucoup de grâce le parcours de deux personnages qu'un lien d'une force incroyable et touchante parviendra à faire traverser les saisons d'un destin.


Je l'avoue honnêtement, j'ai totalement badé le duo que Belka forme avec Shchenok ! Leur charme est grand à mes yeux et Samura s'est employé avec un style très élégant à caractériser leur relation. Un authentique ciselage d'artisan d'art.
Je ne peux pas en dire plus de crainte de dévoiler trop, mais Belka est une totale réussite, servie par tout l'art que peut avoir Samura pour dessiner les femmes : même quand elles sont blessées par la vie, voir mutilées, leur esthétique reste touchante. Belka est à l'image de son nom prénom d'emprunt : une créature gracile mais forte, qui sait comment endurer les hivers les plus rudes en attendant le printemps.

Et surtout, l'intensité du regard de cette jeune femme est telle qu'on ne peut souhaiter que le croiser de nouveau, au hasard d'une page.
Quant à Schnelock, ah là là... quelle belle personne. Au propre comme au figuré. Il sera "les jambes" de Belka, et Belka sera pour lui sa vie.


Cette lecture fut, vous l'aurez compris, un vrai plaisir. Plaisir de voir qu'un japonais fut capable de restituer ce soupçon d'âme slave. Plaisir aristocratique de boire ce thé noir tout chaud sorti d'un samovar brillant. Plaisir populaire de s'octroyer un verre de Kvas dont la rudesse éloigne pour mieux la ramener la mélancolie d'une époque "rendez-vous raté".


J'ai particulièrement aimé relire Snegurochka en français, avec une traduction impeccable et avec la satisfaction d'avoir en main un très bel objet livre. La postface de H. Samura est appréciable. Un sourire flotte encore sur mon visage quand je repense à ce qu'il avoue de la genèse de l'oeuvre.



  • Il s'agit d'un opéra éponyme de Rimsky Korsakov
    ** Il en existe plusieurs version, la plus connue étant celle de « La fille des neiges » et datant du 19ème siècle. Mais c’est la version médiévale qui est intéressante pour éclairer la référence de Samura. Et pour une évidente raison de préservation de l'intrigue, il convient d'en taire le résumé.
    ***A noter pour ceux que cela intéresse que s'il y a eu une émigration russe en Europe, et particulièrement à Paris, il en a existé aussi une en Asie, et notamment au Japon, et que cette histoire est traitée dans le très bon ouvrage de Yuhiko Kutamura et Dany Savelli.
    ****Si d'aventure vous aimez le classique, n'hésitez pas à lire sur fond de Tchaïkovski, à qui j'ai emprunté ces quelques titres.

_Andrea_
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le 24 févr. 2016

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_Andrea_

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