Sunny
8.3
Sunny

Manga de Taiyō Matsumoto (2010)

«On trouve tout dans les mangas»

«On trouve tout dans les mangas». La citation est de Haruo, peut-être le personnage le plus emblématique de Sunny ; en tout cas le plus marquant. Il se sera trompé sur bien des choses ce petit con - car c'en est un - mais sur ça, il aura mis dans le mille. J'ai éprouvé le registre manga et puis à ce titre attester de la véracité du propos. On trouve tout dans les mangas. Le pire comme le meilleur, le convenu comme le surprenant et puis, on trouve aussi Sunny. Ah la trouvaille que voilà.
J'en étais bien à mon quatrième manga de Taiyô Matsumoto quand je suis tombé dessus. J'ai eu beau la scruter son œuvre, la mirer sous tous les angles qui s'offraient à moi, je ne l'avais finalement pas cernée. En toute honnêteté, je crois qu'on n'a jamais réellement rencontré Taiyô Matsumoto et son art qu'à compter du jour où l'occasion de lire Sunny se sera présentée. Pas avant.
Oui, on trouve tout dans les mangas et ici, vous trouverez votre bonheur. Pas celui qui vous rend béat, plutôt celui qui vous grandit après une épreuve.


Comme on peut s'y attendre, l'orchestration du récit, surtout trempée dans l'encre d'un dessin atypique qui, lui-même, se trouve marqué d'une empreinte prégnante, est déroutante au possible. Non pas confuse, simplement envoûtante comme peut l'être un rêve nébuleux dont on perçoit tout sans tout de suite saisir. Le paneling et le dessin font indubitablement appel à des instincts et des sentiments d'enfants. Ceux-là, Matsumoto les invoque, les convoque, mais pas pour un bête retour en enfance ; pour retrouver une lucidité d'autrefois aujourd'hui obscurcie par la froideur d'une rationalité qui, quand elle doit analyser une sensation, ne se suffit pas à elle-même.
C'est la recette habituelle du maître pourrais-je écrire alors à la fois désinvolte et presque blasé. Mais une recette pareille, on en redemande. Et puis.... cette recette-ci n'est finalement pas aussi habituelle qu'on pourrait le croire, pas dans ses nuances.


Car Sunny m'apparaît comme plus nuancé comparé aux œuvres analogues de son auteur. Bien qu'éthéré comme toujours, le récit semble tempérer la légèreté de ses intonations coutumières. L'onirisme, ici, s'estompe et s'érode contre le souffle d'un vent de réel absolu. Un réel qui ne fait pas dans le réalisme mais dans le vrai. Il n'est pas question de transposer une situation scénaristique mais plutôt de donner vie à l'ambiance qui s'occasionne durant un phénomène donné. Ce phénomène-ci, c'est celui des foyers pour enfants au Japon.


Une thématique apparemment plus mature que ce qu'il m'a été donné de lire de Matsumoto auparavant. Il y avait déjà eu Amer Béton et son «Où ça nous mène la folie des hommes» qui, certes, joliment formulé, n'avait cependant rien de plus à dire. Il y avait Number Five, là encore plongé dans un monde fictif et fantasque où le propos aura croulé sous le joug de la trame. Enfin, sur mon parcours de lecteur il y a eu Ping Pong et sa première incursion dans le réel. Mais un réel cloisonné et même empêtré dans sa thématique.
Sunny, dans ses prérogatives, vise plus large qu'alors et touche d'autant mieux.


Des considérations d'enfants d'abord. L'aspect affecté et douceâtre, je l'aurais peut-être cru un peu trop surjoué par la narration à ses débuts. Je ne puis m'empêcher de toujours trouver l'innocence des œuvres de Taiyô Matsumoto un brin trop forcé. Un brin seulement, un brin et pas plus, mais un brin tout de même.
Matsumoto tire délicatement sur une corde sensible en agissant comme ile le fait et ne peut pas ne pas en avoir conscience ; pas avec une telle maestria dans le crayon. La manœuvre se voit de trop. La douceur de vivre, l'innocence, la quiétude de l'instant présent, tout cela est trop calibré dans la mise en scène pour se fondre dans le décor et s'accepter comme quelque chose de naturel. Et pourtant... cette fois, j'aurais mordu à l'hameçon en sachant ce qui m'attendait au bout de la ligne. Oui, Sunny, dans le répertoire de Taiyô Matsumoto, a un je-ne-sais-quoi qui le catégorise à part. À part, et sans doute même au-delà.


Pour une fois, je me serais laissé saisir par l'environnement ; j'arrivais presque à entendre le vacarme des enfants qui s'agitent dans le foyer, c'en était si retentissant que je levais mon nez de la page que j'étais en train de lire pour ne plus entendre que le silence. Immersif, c'est le mot ; Matsumoto, quand il s'essaye au naturalisme, accomplit vraiment des petites merveilles d'écriture, sans pathos celles-ci. Chaque réplique énoncée par les enfants du foyer paraît plus crédible qu'elle ne le pourrait l'être dans la réalité. On n'idéalise pas l'enfance, on la retranscrit. Et cela, dans tout ce qu'elle peut aussi avoir d'insolente et d'injuste. Le temps de six volumes, j'aurais été délesté de deux décennies de ma vie pour en revenir à ma prime jeunesse. C'était chouette.


Matsumoto raconte ici une histoire sans la raconter, en y disséminant quelques pistes au cœur des chapitres qui se succèdent. Ce n'est pas un manga tranche-de-vie, c'est infiniment mieux construit que ça. Il y a une continuité certaines ; la construction lente et élaborée d'un tout qui nous abrite et nous convie dans ce monde qui, peut-être bien, se trouve être le nôtre, ici généré à même l'encre noire.
J'en ai vu, j'en ai lu et j'en ai même soupé de ces fictions où le drame était tel que tel protagoniste allait jusqu'à verser des larmes de sang. Cela... quand il ne finissait pas peroxydé dans un instant d'égarement. Les drames qui se jouent ici, ils sont de faible ampleur. Pour un peu, ils seraient presque dérisoires ; mais qu'est-ce qu'ils font mal. Il faut dire qu'ils visent juste. Avec une telle acuité dans le crayon et dans le stylo, l'auteur ne peut que nous toucher en plein cœur et manquer de nous faire expirer devant des malheurs pourtant bien communs. Car ici, des drames anodins, des drames qui peut-être n'en sont pas, gagnent une pesanteur considérable sous le poids de l'encre et du papier quand ceux-ci sont si justement mis à contribution.


Finalement, Sunny, c'est touchant au point de vous comprimer la poitrine sans trop avoir à en faire. On ne soupçonne pas les trésors de scénographie mis en œuvre pour donner forme et même donner vie à une pareille composition artistique. Savoir créer de l'émotion véritable sans artifice - en tout cas, aucun de perceptible - c'est une prouesse. Tant pis si le terme est galvaudé et même usé à toutes les sauces - surtout aux plus infectes - mais Sunny est une œuvre humaine au sens le plus strict que puisse recouvrir le terme. Humaine dans ses hauts-faits comme ses bassesses.


Comment tant de choses ont pu être écrites en si peu de temps ? Ça n'a duré que six volumes, mais s'ils avaient été aussi lourds que l'intrigue qu'ils contenaient était dense, jamais je n'aurais pu en soulever un seul. Taiyô Matsumoto n'est pas l'homme d'un art mais de plusieurs. On le mesure quand on le lit. Un bon manga, pour qu'il s'accepte comme tel, n'est pas seulement l'affaire d'un dessin et d'un scénario ; c'est aussi une question de narration. L'histoire, il faut savoir l'illustrer, lui trouver un propos, mais aussi savoir la dire ; la rapporter telle qu'on l'entend.
Selon l'intonation que l'on met lorsque l'on lit quelques lignes à voix haute, on peut bouleverser le contexte d'une œuvre. L'intonation ici s'articule depuis le pinceau. La moindre case joue et contribue à raconter sans nécessairement avoir à s'exprimer. La manœuvre, pour compliquée qu'elle est, requiert une minutie particulière et une attention portée à la construction de son récit. Sunny, c'est beau sans avoir à le montrer ou même le démontrer.


Et l'intrigue, pourrait-on écrire à son sujet ? Ne serait-ce pas la trahir et la salir que de la raconter avec nos mots de profanes alors que Matsumoto l'a si soigneusement épelée ?
Une floppée de drames paisibles se diluent journellement autour et dans un foyer pour enfants de tous âges. Voilà pour l'intrigue. Ces drames, ils aboutissent à un fumier qui, même s'il est peu ragoûtant, fera le terreau d'un espoir malgré tout permis. Pas un de ces espoirs qu'on administre en lot de consolation faute de mieux ; l'espoir, le vrai, celui qui permet d'entrevoir la lumière derrière les nuages. Sunny, au fond, porte son nom pour une raison et même plusieurs.


Une œuvre pareille, c'est le parfait contrepoids au misérabilisme navrant de ceux qui ne savent pas écrire le drame pour n'en avoir jamais connu aucun. Ou du moins, pour ne jamais avoir su l'éprouver avec la moindre sensibilité. Parce que Sunny en appelle aux sens sans pour autant chercher à tromper la raison. la méthode Taiyô Matsumoto, c'est certes parfois trop onirique dans le propos, mais c'est un régime garanti sans pathos ajouté. Les sentiments, quand ils s'expriment sans excès ; quand ils se montrent sans s'exhiber, sont plus frappants que jamais car ils sont vrais. On retrouve ici plus de raisons de pleurer que de larmes. L'émotion se livre sans que la mise en scène n'ait à faire le lit de son parcours. Parce que le drame, quand il est vrai, n'a pas besoin de violon pour se faire entendre.


Les simples séparations des personnages, quand elles adviennent, font plus mal encore que ne le pourraient la mort. Le dénouement a beau œuvrer pour le meilleur des protagonistes, on ne saurait pourtant s'en réjouir. Les enfants des étoiles s'éparpillent, on se retrouve privé d'eux comme eux l'ont été de leurs parents. Soudainement. Sans un adieu en règle. Mais parce que cela devait se faire, alors cela s'est fait. Et finalement, est-ce que ça n'en valait pas la peine ? Une lecture, à n'en point douter, vous convaincre que si.

Josselin-B
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le 1 juin 2021

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Josselin Bigaut

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