Tout est parfaitement déterminé par le Ciel, et nous sommes totalement libres.

Ce tome est le vingt-neuvième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 252 à 260. Il comprend une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Miyamoto Musashi est en prison à Kyôto, et le médecin est en train de lui bander le mollet droit pour éviter qu’il ne bouge. Koetsu Hon'Ami est en discussion avec Katsushige Itakura, gouverneur de Kyôto, pour savoir ce que les autorités comptent faire de ce prisonnier. Otsu et Jotaro évoquent leur devenir alors que Musashi est incarcéré.


Kojiro Sasaki est toujours l’hôte de Koetsu Hon'Ami. Ce dernier reçoit la visite de Kakube Iwama qui est venu lui demander s’occuper d’une épée de maître qu’il destine à son protégé Iénao Ogawa (venu avec lui). Dans sa cellule, Miyamoto Musashi reçoit la visite de Takuan Sōhō qui est venu lui parler de son avenir.


Cela faisait quelques tomes que l’histoire se déroulait dans les faubourgs de Kyôto, le temps est venu pour elle d’y pénétrer de plain-pied. Le lecteur a le plaisir de voir une magnifique représentation du château de Himeji (château du Héron Blanc), avec sa base en pierre si caractéristique. Comme à son habitude, l’artiste n’a pas ménagé sa peine pour réaliser cette vue. Une partie du récit se déroule également dans la résidence et juste devant la demeure de Koetsu Hon’Ami. L’environnement devient donc plus urbain, coupant Musashi et d’autres personnages de la proximité avec la nature.


Malgré tout, quelques retours en arrière permettent de conserver une présence significative de la faune et de la flore, dont Musashi a tiré tellement d’enseignements. Otsu et Jotaro progressent sur un chemin de terre. Musashi s’imagine nu assis en tailleur en train de contempler un cirque rocailleux. Takuan Sōhō évoque sa progression dans une forêt, puis une révélation ayant lieu sur le littoral face à la mer. En voyant Kojiro Sasaki, Iénao Ogawa est saisi par le souvenir de l’océan vu d’une plage.


L’auteur n’a pas non plus abandonné les références au monde animal. La rainette du tome précédent n’est pas de retour, mais les corbeaux sont toujours là, ainsi que quelques moineaux, et quelques mouettes. Régulièrement une case montre un vol d’oiseau haut dans le ciel indiquant 2 interprétations possibles. La première est celle de l’esprit d’un personnage prenant du recul ou de la hauteur pour considérer son comportement avec détachement, sous un autre angle pour pouvoir être critique envers lui-même. La deuxième est celle d’un point de vue en hauteur considérant l’activité humaine, ce qui relativise l’importance de l’agitation de ces êtres humains au regard de l’activité d’une ville, ou de la nature environnante, encore prépondérante.


La lecture de ce tome présente une densité assez importante du fait du retour des phylactères dans la plupart des séquences, ce qui n’était pas le cas lors des 2 tomes consacrés au combat contre les 70 du clan Yoshioka. Du coup, l’auteur aborde beaucoup plus de points. Il y a l’apparition d’un nouveau bretteur (Iénao Ogawa) qui se bat contre Kojiro Sasaki. C’est un très bel homme à la mise impeccable, des vêtements de goût, une coiffure irréprochable, un petit bouc bien taillé (mais des sandales de corde tressée comme tout le monde). Lors de cet affrontement, Takehiko Inoué fait à nouveau des merveilles sur le plan visuel. Il montre Ogawa en train de déchiffrer les mouvements de Sasaki. Alors qu’ils se battent avec des baguettes de bois, Ogawa ressent chaque coup porté par Sasaki comme s’il l’était avec un sabre en métal, et l’artiste le dessine. Le lecteur comprend ainsi qu’Ogawa analyse chaque coup comme s’il s’agissait d’un combat au sabre, et qu’il prend la pleine mesure de l’aisance élégante et mortelle de Sasaki, un grand moment visuel.


Une partie de ce tome est également consacrée à la conversation entre Otsu et Jotaro, qui évoquent Musashi, son état, son futur, en essayant d’en déduire quelle direction prendra leur propre futur. Jotaro s’accroche à l’idée de rester l’élève de Musashi même si celui-ci ne peut plus combattre. Il se prend de plein fouet l’idée que d’autres enfants se font de son maître : "Occire soixante-dix hommes par intérêt personnel, c’est se ravaler au rang de bête et pire". Finalement ce modèle n'est peut-être pas aussi parfait qu'il souhaite le croire. De son côté, Otsu constate qu'elle et Musashi n'envisagent pas forcément leur avenir de la même manière. L'auteur surprend encore le lecteur avec une apparition fantomatique qui se manifeste devant Otsu pour évoquer la nature de Musashi et la spirale dans laquelle il est enfermé. Dans la mesure où ce n'est pas la première apparition de cette sorte, le lecteur n'est pas trop déstabilisé.


La pièce de résistance de ce tome réside dans le discours de Takuan Sōhō, à destination de Miyamoto Musashi, dans sa cellule. A plusieurs reprises, différents personnages évoquent la tuerie perpétrée par Musashi, le lecteur constatant que ce haut fait prend une envergure nationale, impliquant que Musashi ne pourra plus se contenter de parcourir les routes du Japon pour à la rencontre de bretteurs illustres. Takuan Sōhō tient des propos analogues et suggère quelques positions plus stables, plus intégrées à la société, à Musashi. Mais le cœur de son propos est de nature mystique, ou religieuse.


Jusqu'alors, Takehiko Inoué avait mis en scène quelques-uns des préceptes du bouddhisme, à commencer par l'Anātman : il n'y a rien dans le monde qui ait une existence indépendante et réelle en soi, donc aucune âme (ātman), aucun soi, mais une simple agrégation de phénomènes conditionnés. Il y a bien sûr le fait que Takuan Sōhō soit un moine bouddhiste. Ici il s'agit d'initier la dimension spirituelle de Musashi. Pour ce faire, Takuan Sōhō évoque sa propre démarche, et la révélation qu'il a eue face à la mer.


Ce genre de passage est très complexe à concevoir, pour arriver à le faire fonctionner. L'auteur doit commencer par prendre en compte que chaque lecteur dispose de ses propres convictions religieuses, allant de l'athéisme à une foi dépendant d'une église organisée. Ensuite, mettre en images des préceptes religieux nécessite un doigté particulier pour éviter les écueils d'une imagerie simpliste ou superficielle, basée sur des bondieuseries. L'auteur adopte une démarche progressive, en commençant par Musashi qui se demande s'il est sur le chemin de l'Enfer. Puis il évoque son égocentrisme, et la nécessité de s'en détacher, ou plutôt de le détacher de lui-même pour gagner en lucidité.


L'ambiance étant ainsi installée pour la réflexion, Takehiko Inoué peut attaquer dans le dur. Il commence par souligner qu'un sabre est fait pour rester dans son fourreau, faute de quoi tous les individus que Musashi croisera ne seront jamais que des ennemis en puissance. Il passe ensuite à la souffrance que ressent Musashi, en faisant observer que personne ne peut comprendre sa souffrance. Cette remarque évoque l'une des 4 nobles vérités (tirées d'un sermon de Bouddha Gautama à Sârnâth) : toute vie implique la souffrance (duhkha).


Takuan Sōhō continue en évoquant sa propre expérience mystique, une forme de révélation. Lors de cette illumination (au sens propre), il a pris conscience que "nos vies aux uns et aux autres sont parfaitement déterminées par le Ciel, et pourtant nous sommes totalement libres". Pour un occidental, cette phrase résonne comme une variante de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre (L'homme est condamné à être libre). Etrangement cette révélation ne semble pas présenter de lien évident avec le soutra du diamant lu par Takuan dans le tome 26 (chapitre 230). L'auteur choisit une mise en scène fortement chargée en symboles. Takuan Sōhō est dans une phase de révolte, il est seul isolé sur un promontoire, sous la pluie, les flots déchaînés à ses pieds (représentant sans nul doute son agitation intérieure). Il est alors baigné par une colonne de lumière descendue des cieux, symbolisant ce qu'il nomme le Ciel, c’est-à-dire une puissance divine (ici dépourvue de toute caractéristique dogmatique).


L'auteur sait bien que chaque lecteur se positionnera en fonction de ses croyances. La théâtralité de la séquence est effectivement dépourvue de toute image pieuse et autre bondieuserie. Elle est chargée en symbolique, peut-être très classique pour un lecteur japonais, un peu exagérée pour un lecteur occidental. Cette colonne de lumière évoque la lumière de la compréhension, mais venue du ciel, donc une forme de manifestation surnaturelle générée par une conscience supérieure. Dans le chapitre 256, il y a une image saisissante de Takuan Sōhō assis en tailleur le bras droit levé, et le doigt tendu pointant le ciel, pour faire comprendre à Musashi qu'il parle de Dieu. Impossible de ne pas penser à la maxime : quand le sage désigne la Lune, l'idiot regarde le doigt (un vieil idiome chinois). Ce rapprochement retire quelques degrés de solennité à la séquence.


Takehiko Inoué n'a pas fini d'étonner son lecteur. Après l'épreuve narrative de la bataille contre le clan Yoshioka, il enchaîne avec un autre moment tout aussi ambitieux et délicat : la formation des convictions spirituelles de Musashi. En parallèle il continue de suivre Kojiro Sasaki et Koetsu Hon'Ami, Otsu et Jotaro, et il introduit un nouveau sabreur remarquable Iénao Ogawa. Le lecteur a hâte de découvrir les choix que Miyamoto Musahsi va devoir faire au vu de sa situation.

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le 15 juin 2019

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