Le cul terreux mal dégrossi face aux élèves de l'école Yoshioka

Ce tome est le troisième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche.


Takezo Shinmen a quitté le village de Miyamoto, et sur les conseils de Takuan Sōhō, il a choisi le nouveau nom de Miyamoto Musashi. Il se rend à Kyoto, la capitale du Japon à l'époque, avec l'objectif de défier le maître sabreur de l'école Yoshioka.


Après une rencontre étrange avec samouraï à moitié saoul dans la rue, il pénètre dans le dojo de cette école où il est accueilli par Ryohei Ueda qui lui explique qu'il doit d'abord le battre avant de pouvoir voir Seijuro Yoshioka. Il s'en suit une série de combat au sabre. Pendant ce temps-là, Matahachi est devenu un traîne-savate vivant aux crochets d'Oko, devenue courtisane, en compagnie d'Akemi.


Sans grande surprise, le lecteur retrouve Takezo dont le but reste de devenir le samouraï le plus fort du pays (un objectif simple et simpliste, relevant d'une soif d'absolu, et d'une forme d'ignorance sur le sens de ladite force). Le tome peut se résumer aux combats successifs qui l'opposent à 6 élèves de l'école, qui occupent 90% de ce tome. Le reste est consacré à son arrivée, et à la situation de Matahachi.


Résumé comme ça, le lecteur s'attend soit à une suite d'affrontements bien sanglants et pleins de fougue, soit à un manga d'action un peu bas du front. Bien sûr, il n'en est rien, les 2 premiers tomes ayant clairement mis en évidence l'ambition de l'auteur : faire honneur au roman de Eiji Yoshikawa (La pierre et le sabre &La parfaite lumière), et raconter le récit comme celui d'une quête personnelle de devenir le meilleur dans sa partie.


Musashi croise le chemin d'un samouraï de petite taille à l'apparence efféminée, sous l'emprise de l'alcool, auquel il ne prête aucune attention. Puis il défie tous les élèves d'une école pour pouvoir affronter le maître du dojo. Il s'agit d'un jeune homme doté d'une grande force, sûr de ses capacités, incapable d'imaginer que l'on puisse lui résister, un cul terreux dans des oripeaux, avec un sabre de bois (comme le désigne l'un des élèves).


En cela, Takehiko Inoué se conforme au roman, et en reproduit même les codes narratifs les plus artificiels, à commencer par la présence de Matahachi dans le même quartier de la ville, et le fait qu'il ne reconnaisse pas son ancien camarade (une coïncidence et un évitement qui peuvent sembler des artifices un peu gros). Le comportement de Matahachi apparaît également comme servant uniquement de contrepoint à celui de Musashi, une caricature de fainéant manquant de volonté (un autre dispositif narratif encore un peu grossier à ce stade du récit, un personnage plus proche du bouffon pathétique que d'un individu incarné).


D'un autre côté, l'auteur permet au lecteur de voir la progression de son personnage, avec une narration naturaliste, sans cellule de texte explicative, sans recours à un langage psychanalytique. Takehiko Inoué n'est pas le premier mangaka à mettre en scène des combats de sabre ; il se trouve devant la difficulté de trouver un mode narratif qui porte le récit et qui emporte le lecteur, sans refaire en moins bien ce qu'ont fait ses prédécesseurs.


Très rapidement le récit arrive à cet archétype usé jusqu'à la corde du samouraï solitaire de la campagne, se tenant devant des samouraïs ayant reçu une formation, et ayant vécu à la ville. Ce qui fait la différence dans cette histoire, c'est la personnalité de Musashi, son histoire personnelle et ses motivations.


Certes, le lecteur a l'impression de se retrouver dans ces séquences clichés de manga où le combat va s'étirer sur plusieurs chapitres (voire plusieurs tomes) alors que chacun des adversaires se jauge. Mais, d'un point de vue narratif, Takehiko Inoué fait le nécessaire pour que Musashi dépasse les clichés inhérents au jeune homme plein de fougue et d'entrain, et que ses adversaires ne puissent pas être réduits, soit à des adversaires fourbes, soit à des doubles du personnage principal.


Le récit révèle de manière satisfaisante comment Musashi peut tenir le choc face à des samouraïs formés, et ce qui le rend si sûr de lui. Il y a une progression narrative dans la mesure où ce n'est pas seulement la sauvagerie de Musashi qui lui procure un avantage. Il y a une tension narrative, dans la mesure où chaque combat revêt un caractère vital pour lui (pas seulement du fait d'une mort au combat, mais aussi du fait qu'il s'agit pour lui d'un besoin impérieux de prouver sa valeur de samouraï, de triompher des autres, de se montrer supérieur).


Bien sûr, le lecteur n'échappe pas aux images de personnages se tenant sabre à la main, mesurant son adversaire pendant plusieurs pages, avec goutte de sueur, sang coulant d'une blessure. Il a droit aussi à sa ration de dessins montrant le choc des coups portés, la force et la vitesse des coups, etc.


Pourtant, la narration évite toute esbroufe. Takehiko Inoué prend grand soin de rester réaliste : pas de saut d'une hauteur vertigineuse, pas de blessure sans conséquence, pas de plaie béante ne faisant pas souffrir, pas de technique secrète échevelée. Lorsque Musashi frappe l'épaule de Denshichiro Yoshioka, la douleur persiste tout le long du combat, et a des conséquences sur ses capacités de bretteur. Après avoir tué au combat 5 opposants successifs (Takashina, Chihara, Nimura, Hasuzawa, Kaji), Musashi ressent le contrecoup de la fatigue. Lorsque la pointe du sabre déchire la peau du front de Musashi, celui-ci saigne abondamment pendant plusieurs pages, et son front est ensuite bandé (pas de guérison miraculeuse 3 pages plus loin).


Avec cette attention apportée aux détails dans les images, le lecteur peut croire à ces affrontements, peut voir leur conséquence, peut observer leur déroulement dans le temps. C'est long, mais ça reflète bien l'intensité nerveuse et la concentration des opposants. Du coup, le lecteur peut croire au personnage de Musashi, et peut partager ses sensations. Il devient crédible dans sa ténacité aveugle, dans sa force brute, dans son insensibilité à la souffrance, d'autant que Takehiko Inoué montre les premiers signes de fatigue.


Comme dans les tomes précédents, le lecteur apprécie la qualité de la reconstitution historique : vêtements, armes, habitations, ameublement, style de combat, etc. Il sait qu'il peut faire confiance à l'auteur pour la véracité historique. Cet artiste continue de réaliser des pages avec une forte densité d'informations visuelles, sans que les cases n'en deviennent illisibles. Le lecteur contemple un environnement consistant et cohérent qui ajoute à la qualité naturaliste de la narration.


Takehiko Inoué transcrit admirablement ce cheminement de Musashi en recherche de connaissance de soi, de valorisation de ses talents et de son potentiel. Il montre (à nouveau sans recourir à des inserts de texte, sans utiliser le vocabulaire psychanalytique) un individu dont la conception du développement personnel est très étriquée du fait de son éducation et de sa vie. Pour Musashi, il s'agit de devenir le plus fort (sans s'interroger sur le sens de cette formulation), c’est-à-dire battre des samouraïs renommés, en les affrontant au sabre jusqu'à ce que mort s'en suive.


Dans ce tome, le lecteur voit en quoi la conception de Musashi est encore étriquée, en quoi ses opposants obéissent à une autre éthique, issue d'une autre éducation, et en quoi ce qui sont les plus forts (Seijuro Yoshioka) sont ceux qui refusent ce combat primaire, dépourvu de sens. Le lecteur peut continuer de faire le parallèle avec le cheminement personnel de l'auteur qui refuse de se mesurer à ses confrères mangaka sur le terrain de la surenchère de récits d'aventure, préférant un récit avec une ambition philosophique et spirituelle.


En feuilletant rapidement ce tome, le lecteur peut avoir l'impression d'une suite d'affrontements stéréotypés où des samouraïs sans grande identité visuelle s'observent des pages durant avant de frapper comme des malades, avec des dessins trop en retenus pour être divertissant. En lisant ce tome, il prend conscience de la nature profonde de la narration : un projet de vie spirituel, en gagnant l'estime et la reconnaissance des autres, une recherche d'accomplissement de soi.

Presence
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le 10 juin 2019

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