Personne n'est fort sur Terre. Il n'y a que des gens qui essayent de l'être.

Ce tome est le trente-et-unième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 270 à 278. Il comprend une liste de la majeure partie des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Les 6 pages couleurs de début de tome montrent un rassemblement d'individus dans des dessins mal dégrossis, avec une dominante rouge terre : les cellules de Miyamoto Musashi s'affairent pour réparer la blessure de son mollet droit. Il a décidé de quitter Kyôto pour cheminer à pied jusqu'à la demeure des Yagyu afin que Sekishusai Yagyu lui explique le sens de sa sentence lors de leur précédente rencontre (dans le tome 11). Pendant ce temps-là, Matahachi a décidé de virer sa cuti et de s'occuper de sa mère souffrante (elle crache du sang).


Sur la route, Miyamoto Musashi doit faire face à plusieurs rônins qui souhaitent en découdre avec lui pour prouver leur valeur en le battant en combat singulier. De son côté, le pire de la crise de sa mère étant passé, Matahachi Hon'Iden décide d'entamer le retour vers Miyamoto, son village natal, dans la province de Miamasaka, en portant sa mère sur le dos. Celle-ci se souvient de la naissance de son fils.


Toujours blessé, Miyamoto Musashi avait décidé de repousser les offres du seigneur Katsushige Itakura, et de poursuivre dans la voie du sabre. C'est la raison pour laquelle le lecteur le retrouve cheminant, toujours blessé au mollet droit. L'auteur déconcerte son public par cette entrée en matière métaphorique, avec ces individus figurant des cellules réparant la blessure. C'est à la fois saisissant comme image, et un peu amusant. Par la suite, l'artiste revient à son mode de rendu graphique habituel. Le lecteur retrouve quelques cases représentant un pied chaussé d'une sandale de corde tressée, il est en terrain familier. Il retrouve également des images de l'océan ou de la mer, à 2 reprises, évoquées par des personnages différents. Pour l'un il s'agit de voir son vœu exaucé (Osugi voyant enfin son fils agir dignement) ; pour l'autre il s'agit d'une métaphore d'un sentiment naissant en lui.


Au-delà de ces métaphores, le lecteur peut y voir un autre niveau de lecture : celui d'un symbole dans lequel chaque personnage y met sa propre signification, mais aussi un symbole commun à de nombreux personnages. Finalement ces étendues d'eau relient les individus comme une forme d'archétype jungien, tout en ayant un sens différent pour chacun d'entre eux. Comme d'habitude, le lecteur peut apprécier les nuances apportées par l'artiste dans sa représentation : ondulation de l'étendue liquide, vaguelettes à la forme toute différente, scintillement du soleil dans l'ondoiement, pulvérisation de l'écume en crête de vague, etc. La taille des vagues varie bien sûr en fonction de la métaphore en jeu.


Le motif de l'eau est également présent sous une autre forme, celle d'une cascade, revêtant à nouveau un autre sens : celui du temps qui file à toute vitesse, mais aussi le flux s'écoulant pour s'écraser à grande vitesse en contrebas. Le lecteur constate que ces interprétations lui viennent naturellement en tête. Il se dit qu'au fil des tomes, l'auteur a fait passer l'état d'esprit de Musashi qui observe la nature pour les leçons qu'elle contient, et voilà que le lecteur fait de même en contemplant la représentation de la nature en noir & blanc sur une feuille de papier.


Puisque Miyamoto Musashi reprend ses vagabondages, le lecteur peut à nouveau parcourir les routes et les sentiers à ses côtés (et dans une autre direction, aux côtés de Matahachi Hon'Iden). En fonction de l'état d'esprit du personnage, son regard se tourne vers les frondaisons, vers la lumière du soleil diffusant au travers du feuillage, vers le sol recouvert de feuilles mortes. La représentation de ces éléments naturels est tout aussi minutieuse et habitée que celle de la surface de l'eau. Le lecteur se retrouve à admirer des tâches d'encre qui deviennent miraculeusement la ligne d'horizon de la cime des arbres, ou les ombres chinoises du faîte des arbres se découpant contre le soleil. Dans le chapitre 270, il est tout aussi fascinant de contempler le tapis de feuille qui recouvre le chemin, dans lequel Musashi trace un cercle. Les compétences de l'artiste ont encore augmenté, lui permettant de tracer des traits qui ne font pas que délimiter le contour de chaque feuille une à une, mais qui donne l'impression d'ensemble d'un tapis de feuilles.


Le lecteur devient le spectateur par les yeux des personnages de plusieurs vols d'oiseaux dans le ciel, évoluant libres des contraintes terrestres. Il s'agit à nouveau de quelques taches noires, mais le lecteur effectue sans difficultés le saut d'imagination nécessité pour faire fonctionner la paréidolie. La liberté d'évolution de ces oiseaux fournit un contraste avec les contraintes matérielles des personnages. L'auteur utilise également le vol d'un papillon pour évoquer la fragilité d'une émotion ou d'une chaîne d'actions improbables. Le thème de la nature reste très présent dans la narration.


Le lecteur peut aussi se repaître de plusieurs vues du ciel magnifiques, dont une sur une ville, une autre sur une rizière. Takehiko Inoué représente avec minutie un pont en bois au-dessus d'une rivière, les tatamis en paille de riz dans une demeure, un flacon utilisé comme gourde, etc. Le détail de ces représentations assure au lecteur un haut degré d'immersion. Les tenues vestimentaires sont toujours impeccables. L'artiste a également progressé dans la représentation des individus.


L'un des 2 fils narratifs s'attache à Osugi Hon'Iden, de plus en plus malade, de plus en plus légère. Le lecteur partage sa souffrance alors qu'elle crache du sang, à quatre pattes sur un tatami. Il ressent sa légèreté dans la manière dont son fils la porte avec aisance sur son dos. Il voit la fatigue dans ses yeux, la maladie dans la peau flasque sur son visage. Malgré sa méchanceté (l'artiste l'avait représenté une fois sous la forme d'un visage de démon, tome 24, chapitre 212), le lecteur ne peut qu'éprouver de l'empathie pour cette vieille femme, empathie renforcée par les circonstances de l'arrivée de Matahachi au monde (épisode 273), et par l'anecdote très banale du fait qu'alors qu'elle le changeait, l'urine du nourrisson l'avait atteinte au visage.


Non seulement le lecteur se prend de sympathie pour la vieille acariâtre, mais en plus l'auteur réussit l'exploit de retourner le jugement de valeur du lecteur envers Matahachi Hon'Iden (le pleutre et menteur, fainéant et fêtard). Il avoue sa faiblesse, se morigène pour son manque de personnalité, et sa mère trouve les mots pour le rasséréner, et convaincre le lecteur que Matahachi a un bon fond.


L'un des thèmes principaux de ce tome est celui de l'avenir pour Musashi et Matahachi. Ces 2 jeunes hommes ont accumulé assez d'expériences pour que leur chemin de vie s'en trouve déjà façonné. De son côté Musashi semble prisonnier de sa renommée acquise en exterminant le clan Yoshioka. Ittosai Ito le traite de démon, et voit en lui un adversaire à sa mesure, d'autres rônins le prennent comme cible, comme lui-même s'était mis en chemin pour se confronter aux plus grands samouraïs. Le dernier chapitre montre la résurgence du spectre incarnant l'égoïsme de Musashi, ainsi que l'apparition de celui de son adversaire. Alors que Musashi ne semble pas avoir progressé sur la voie de la sagesse, incapable de se défaire de son hubris, Matahachi donne l'impression de l'avoir dépassé. Il remet en cause son comportement, se questionne sur ses motifs qui l'ont poussé à se conduire ainsi, et accomplit le premier geste pour changer (porter sa mère sur le dos).


En contrepoint de la progression des 2 personnages principaux, le lecteur découvre un choix déterminant dans la vie d'Osugi Hon'Iden, une autre forme de remise en question qui y a introduit un changement radical. Il constate également qu'Ittosai Ito semble avoir persisté dans la voie où Musashi persiste lui-même. Non seulement, il n'y a pas de personnages secondaires délaissés dans cette série, mais en plus chacun individu renvoie un reflet de celui qui le contemple.


Takehiko Inoué continue de faire progresser son récit, au rythme de l'évolution de ses personnages. Les actes passés des uns et des autres pèsent sur leur présent et déterminent pour partie leur avenir. Les illustrations gagnent encore en qualité de représentation, l'auteur continuant également à faire bon usage des symboles et des métaphores visuelles. Ce tome comprend également une rupture narrative des plus déconcertantes, en plein milieu du chapitre 275. Dans un premier temps, le lecteur se demande bien ce que ce changement d'époque vient faire là. Puis il comprend qu'il peut s'interpréter comme l'auteur justifiant d'avoir pris des libertés avec le roman d'Eiji Yoshikawa, puisque le narrateur réel du manga Vagabond n'est peut-être pas très fiable.

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le 15 juin 2019

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