Avec cet album qui présente une histoire complète, nous retrouvons Bruno Duhamel, déjà auteur de plusieurs albums chez le même éditeur. Surprise quand même, puisqu’ici il est scénariste, alors qu’au dessin nous trouvons le chevronné David Ratte. Autant dire que le duo trouve ses marques aisément, pour proposer un album qui, sans viser le chef d’œuvre, s’avère plus qu’honorable.
A Paris, de nos jours, deux hommes vivent dans des cahutes voisines en bord de Seine. Théo doit avoir la soixantaine, Français plutôt rondouillard et râleur voire donneur de leçons. Amir, la trentaine, réfugié Kurde, plutôt grand et élancé, s’exprime dans un français approximatif. Bien entendu, ils constituent un duo de circonstances. En fait, même s’il ne le dit pas, Théo n’a qu’une crainte, c’est qu’Amir trouve les moyens de voler de ses propres ailes et que lui-même se retrouve à nouveau très isolé alors qu’il sent le poids des ans s’accumuler. Il supporte donc les cauchemars d’Amir (enfin un seul, récurrent, qui montre à quel point le jeune homme est marqué par ce qu’il a vécu dans son pays avant de le fuir) qui l’amènent à hurler en pleine nuit et par conséquent réveiller son voisin. Alors, quand Théo recueille un jeune chien qui lui apporte un peu de chaleur et de sécurité, Amir se voit plus ou moins contraint d’accepter l’animal, alors qu’il ne supporte pas les chiens.
Une thématique surprenante
Bien évidemment, quand on vit sous les ponts, on doit s’attendre à quelques moments difficiles. Théo a transmis à Amir tout ce que ses longues années de cloche lui on apprit, mais cela n’empêche pas les mauvaises rencontres, qui vont du policier au jeune voyou agressif, en passant par des joggeurs ainsi qu’une famille à la recherche d’un chien perdu. D’emblée, on sent Duhamel inspiré, car son scénario nous sort des sentiers battus pour nous emmener vers des situations peu propices au bon goût. Visiblement, le duo ne recherche pas quelque chose qui serait trop grand public, puisqu’ils s’arrangent pour placer quelques réflexions et allusions sur la condition humaine et l’état de notre société. Cela nous change donc agréablement de Deux sœurs (2024) le dernier album solo de Duhamel. Outre le choix de deux marginaux comme personnages principaux, l’album nous vaut une charge bien sentie contre tout ce qui tourne autour des artistes. Il est question des effets du succès, aussi bien sur son auteur que sur son entourage, ce qui dénote une vraie réflexion d’un artiste qui a pris le temps de relativiser sa position dans la société. D’ailleurs, c’est un sujet que Duhamel aborde toujours avec pertinence, puisqu’il était à la base du scénario de son album Le retour (2017) que je considère comme son meilleur à ce jour. Ici, sans atteindre l’excellence, Duhamel et Ratte harmonisent leurs efforts pour produire un album à l’agréable format (32,2 x 24,3 cm pour 62 planches) où les péripéties s’enchainent pour nous valoir un bon moment de lecture. En première impression, le dessin pourrait passer pour une œuvre de Duhamel. Les silhouettes et les visages sont bien caractérisés et différenciés, les mouvements parfaitement rendus et les couleurs globalement douces (à l’image de celles de l’illustration de couverture) cosignées Atomix et David Ratte apportent un plus, même si celui-ci oriente davantage l’album vers le grand public.
Travail soigné
On retient un découpage de qualité qui évite les temps morts. L’album évite également les dialogues inutiles, avec une capacité à faire avancer l’intrigue en montrant avant tout les actions des personnages, ce qui s’avère souvent très largement suffisant, preuve que les auteurs maîtrisent bien le langage du neuvième art. L’organisation des planches est irréprochable, avec une diversité des tailles et formes des vignettes au service de l’intrigue. D’autre part, l’ensemble s’avère d’une belle lisibilité et nous réserve quelques situations où l’humour est bien présent. C’est donc un album tout public plutôt bien pensé et organisé. Le décor parisien sert bien l’album (et réciproquement). On note au passage que les auteurs s’amusent avec divers affichages bien visibles qui apportent une touche d’ironie qui fait son effet.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné