L’ennui du succès, surtout lorsqu'il est prématuré, c'est qu'il a une fâcheuse tendance à nous faire dévier de notre cap, pour nous envoler vers de nouveaux horizons. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose ; dans le cas de ce 21 Grammes, ça ne l'est d'ailleurs pas du tout. Il n'empêche que la réussite internationale d’Amores perros aura eu vite fait de faire sortir Alejandro Gonzalez Iñarritu de son Mexique natale, ce que je ne peux m'empêcher de regretter tant sa vision de Mexico city et des diverses fanges de sa population était singulier, aux antipodes des visions de carte postale.


Je ne dis pas qu'un artiste devrait se cantonner à son pré carré pour faire office d'observateur, de correspondant local. Iñarritu prouvera à plusieurs reprises qu'il est plus que capable de donner de la substance aux environnements les plus variés. Cependant, il y a quelque chose de terriblement… neutre dans le décor de 21 Grammes. Ma connaissance de la langue française me ferait-elle défaut, ou n'y a-t-il pas d'équivalent de lieu pour "intemporel" et "impersonnel" ? Car c'est exactement ce que je ressens vis-à-vis de ce deuxième film : il pourrait se dérouler n'importe où.
C'est très clairement l'effet voulu, certes, mais je trouve ça dommage qu'AGI n'ait pas continué à traîner ses guêtres dans son pays natal pour ne serait-ce qu'un film de plus ; ou tout du moins que 21 Grammes ne se situe pas dans une ville ou une région des États-Unis plus reconnaissable, avec davantage d'identité et de caractère. Cela aurait ancré l'intrigue dans le réel, ce dont elle avait grand besoin, convenons-en.


Pour le reste, je ne peux pas dire qu'en termes de thème principal, Iñarritu ait "dévié de son cap". 21 Grammes est dans la continuité directe d'Amores Perros, c'est son petit frère. Où l'on retrouve l'obsession du réalisateur mexicain pour les destins entremêlés, les répercussions dramatiques de gestes a priori inconséquents, l'attitude des gens face à la mort et à la déchéance, etc… l'un comme l'autre film racontent peu ou prou la même chose, en somme. L'agencement fait toute la différence : Amores Perros était chapitré, à la manière d'un Tarantino, là où 21 Grammes pousse le concept d'anti-linéarité encore plus loin en enchevêtrant pêle-mêle passé, présent et futur, de sorte qu'ils deviennent indiscernables.


On pourrait croire ce chaos fatal au film, surtout lorsqu'Iñarritu s'obstine à des prises rapides et nerveuses, mais en réalité il fait toute sa force, inhibant les sens du spectateur et titillant son intérêt. "Le temps est un cercle plat", comme ne le savent que trop bien Rusty de True Detective ou Jonas de Dark, mais c'est aussi un cercle de feu, dont les occupants sont prisonniers, réduits à s'agiter dans tous les sens ou à ruminer sur place. Bien servi par une filmographie à nouveau aux petits oignons, le réalisateur parvient ainsi à recréer la violence latente de son premier film, même sans son cadre social autrement plus oppressant.


"Je voulais explorer les événements par ordre non chronologique, mais émotionnel", dixit AGI. Le pari était osé, il est réussi. Nous sommes désorientés mais jamais perdus. Ce qui nous est longtemps suggéré comme le passé est en fait le futur, ou vice-versa, et perdu au milieu de ce torrent, le présent-même devient incertain. Plus viscéral, plus personnel aussi, Amores Perros était pourtant désavantagé par son découpage, la deuxième partie du film valant beaucoup moins à mes yeux que les deux autres. 21 Grammes ne souffre pas de ce problème, car le metteur en scènes nous demande très tôt de nous investir pour ne pas être lâché. Une grande partie du mérite revient au montage, travail de l'ombre trop rarement mentionné, et à l'occurrence à Stephen Mirrione "un sculpteur, plus qu'un monteur", toujours selon Iñarritu. Le compliment n'est pas volé.


Une autre qualité d'Amores Perros qui se retrouve dans 21 Grammes, et qui ne s'est encore jamais démentie dans l'œuvre du Mexicain, c'est sa capacité à tirer le meilleur parti de ses acteurs. Malheureusement, cela n'équivaut pas toujours à une implication à 100% avec leurs personnages – du point de vue du spectateur, s'entend. C'est purement personnel, bien sûr, mais je ne peux pas sentir Sean Penn. Ce n'est pas faute d'essayer, et je n'ai certes pas vu ses rôles plus "légers" comme Harvey Milk ou Gangster Squad, mais chaque fois qu'il traîne sa misère et son air mélancolique à longueur de film, que ce soit dans Mystic River, La Ligne Rouge ou Tree of Life, je trouve qu'il en fait trop. Hélas, 21 Grammes est complètement dans cette lignée ; mais à l'époque les gens en redemandaient ! Cela s'est calmé depuis, d'autant que son activisme politique, qui contribuait grandement à sa renommée en lui créant une image de franc-tireur, est aujourd'hui devenu la norme à Hollywood.


Heureusement, je n'ai que du bien à dire des performances de ses deux co-stars, Naomi Watts et Benicio Del Toro. Je ne leur étais pourtant pas tellement plus acquis (Diana et Star Wars : The Last Jedi étant passés par là…) mais au lieu de me sortir du film comme Penn, ils ne m'y ont que plus investi. Watts passe par toutes les émotions dans ce rôle de mère droguée et autodestructrice, et excelle à chaque fois, grâce à ce mélange de colère et de vulnérabilité qu'elle apporte à l'écran. Del Toro (qui n'a jamais autant ressemblé à Benjamin Biolay que durant la première moitié de ce film) fait quant à lui partie de ces acteurs avec une présence animale, un danger de tous les instants mais qui n'empêche pas une extrême sensibilité. Charlotte Gainsbourg, Melissa Leo et Eddie Marsan sont très bons dans leurs rôles secondaires, mais le script ne leur laisse hélas pas grand-chose ; Gainsbourg en particulier fait figure de punching-ball pour le personnage de Penn, ce qui est très regrettable. Peut-être le trio de tête aurait-il gagné à être quatuor.


Pris séparément du montage et de la performance des acteurs, j'ai d'ailleurs bien peur que le scénario se supporte pas un examen plus poussé, la faute à de grosses ficelles (spoiler: le deuxième de Sean Penn, dont la déficience sort de nulle part, juste pour créer un nouveau twist) qui ne font que mettre en exergue l'artificialité de 21 Grammes. Il s'agit d'une œuvre sincère, comme toute la filmographie d'Iñarritu à mon sens. Jamais je n'ai trouvé chez lui la moindre trace du cynisme dont l'accusent pas mal de gens sur ce site, mais il faut bien admettre que lorsqu'il caresse l'Académie des Oscars dans le sens du poil, cela se voit. *21 Gramme*s ne dit rien des inégalités états-uniennes, qu'elles soient sociales ou raciales ; ce n'est pas le sujet, diront certains, sauf qu'Amores Perros racontait une histoire tout aussi humaine tout en égratignant la réalité sociale mexicaine.


Plus larmoyant, plus convenu, moins incisif, ce deuxième film est aussi là pour grappiller des statuettes et cela se sent. Mais dans le genre, je trouve qu'on a vu bien pire. Peut-être aurais-je eu plus d'indulgence pour 21 Grammes s'il s'était agi d'un troisième ou quatrième film, d'une sorte de "second souffle américain" après avoir épluché le Mexique de long en large, ou en tout cas un certain Mexique. Mais d'un autre côté, j'aurais sans doute été autrement plus blasé par la répétitivité de son propos… tout cela est purement spéculatif, de toute manière. Il y a à prendre et à laisser dans ces 21 Grammes, produit d'un certain cinéma auquel je suis habituellement hermétique, mais avec largement assez de la patte d'un cinéaste singulier, dont les névroses sont parfaitement servies par un montage ambitieux et des acteurs impliqués, pour susciter mon enthousiasme et, plutôt que de ruminer sur ce qu'il aurait pu faire, me donner hâte de (re)découvrir ce qu'il va faire !

Szalinowski
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le 12 sept. 2019

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