Malin, Martin McDonagh l'est assurément puisqu'il a parfaitement compris ce qui plaît au public : la forme plutôt que le fond, la surenchère plutôt que la finesse, le spectaculaire plutôt que la réflexion. Bien sûr, le cinéma pour lui est également l'occasion de faire passer un message, de mettre en lumière des faits répréhensibles ou d'interpeller son spectateur, et en cela ses films ne sont pas dénués d'intérêt. Seulement au cinéma, comme dans la vie, il faut choisir : on dénonce ou on cherche à plaire, on est dans la critique ou dans la complaisance, on est dans le brûlot politique ou dans le simple divertissement ; c'est l'un ou l'autre, mais on peut difficilement concilier les deux en même temps !


Et visiblement, pour notre homme, le désir irrépressible d'être aimé, d'être populaire, d'être porté au pinacle et de glaner les distinctions, l'emporte sur le reste, le politiquement incorrect notamment. Et c'est bien là où se situe le problème majeur de 3 Billboards : à vouloir absolument privilégier les effets de manche sur les moments interpellant, le facilement appréciable sur le difficile à entendre, le gras sur la finesse, on finit par avoir quelque chose de bancal, foutraque, peu crédible et peu audible. Ce qui est désolant car le film, malgré ses dehors malhabiles, a bien des choses à nous dire. On nous parle de racisme ordinaire, de violence banalisée, d'abominations abjectes sur lesquelles on en vient à fermer les yeux car elles sont courantes... On nous parle d'un mal polymorphe, insidieux, tellement bien ancré au sein de la population qu'il finit par se fondre dans le décor. C'est seulement en exhibant ouvertement sa présence, grâce à d'immenses panneaux publicitaires, qu'on prend conscience de la nature néfaste du monde qui nous entoure. La démarche de McDonagh est louable, certes, lorgnant ouvertement sur les terres des frères Coen sans pouvoir, toutefois, prétendre à la même finesse d'exécution.


Avec In Bruges, McDonagh s'était risqué au mélange des genres en revisitant le classique de Nicolas Roeg, Ne vous retournez pas. Avec 3 Billboards, il retente la même prouesse en s'inspirant cette fois-ci de Fargo : que ce soit l'ironie ou l'humour noir, la présence de flics incompétents ou de Frances McDormand en tête d'affiche, ou encore le choix délibéré de faire résonner la tragédie dans un cadre fortement ordinaire, tout renvoie au chef-d'œuvre des frères Coen. Et d'ailleurs, dans ses premières minutes, 3 Billboards parvient à nous faire croire qu'il possède la même verve cinglante. Ces panneaux immenses, et le message de détresse qu'ils portent, interpellent aussi bien l'Etat à travers ses représentants (le shérif Willoughby est clairement nommé) que le spectateur lambda : la lecture du texte rappel que l'horreur s'oublie ; la vision de ces panneaux écarlates tranche ostensiblement avec l'apparente tranquillité des lieux... Mais comme chez les frères Coen, les apparences sont trompeuses et la banalité est bien souvent un confortable paravent derrière lequel l'Homme cache ses pires tares : violence, racisme, etc.


S'appuyant sur un scénario habile, McDonagh exploite alors les répercussions de cet événement extraordinaire afin de mettre en branle l'ordinaire, révélant ainsi la noirceur qui s'y trouve. Et c'est sans doute sur ce point où 3 Billboards s'avère le plus convaincant. En mélangeant les tonalités (gravité, légèreté), en alternant la simplicité et la grandiloquence, il décrit une violence omniprésente, incessante, touchant aussi bien les corps (coups, arme à feu), le mental (intimidations, insultes) que les représentations sociales (racisme, homophobie). Malmenés ainsi, les clichés tombent peu à peu et nous laissent entrapercevoir la complexité humaine : Mildred est aussi bien une mère courage qu'une justicière bornée ; quant à Willoughby, il est autant un flic faillible qu'un époux ou père sensible... On le comprend bien, derrière l'image idyllique que l'Amérique se dote, se trouve du bien, du mal, des êtres nuancés capables du meilleur comme du pire.


La satire se met ainsi joliment en place, ironie et humour noir prennent leurs aises à l'écran, et nous laissent espérer la même profondeur, le même regard lucide porté sur l'humain que dans Fargo. Seulement, plutôt que de se réapproprier la finesse d'écriture des frères Coen, McDonagh préfère se construire une image de grand dramaturge et précipite son film vers le drame saturé en bons sentiments : l'officier Jason Dixon, le flic raciste et violent par excellence, l'archétype du salopard décérébré dans toute sa splendeur, devient soudainement le personnage central de l'histoire et c'est à sa rédemption que nous allons assister. Une rédemption, aussi soudaine qu'improbable, que le cinéaste va nous imposer lourdement afin de servir la morale simpliste qui lui tient à cœur : aime ton prochain plutôt que de nourrir des sentiments de violence ou de haine, et tu vivras en paix avec toi-même.


Pour ce faire, notre homme n'hésite pas à actionner les mécanismes du tire-larme facile et fait de la surenchère son cheval de bataille. Les personnages deviennent ainsi des victimes tragiques aux destins tragiquement tragiques, subissant pratiquement tous les maux imaginables : alcoolisme, racisme, violences diverses, cancer en phase terminale... Mais notre homme ne s'arrête pas là et force l'émotion en malmenant ses personnages : coups, passage à tabac, brûlures, blessures sanguinolentes, rien ne leur sera épargné ! Il faut qu'ils souffrent dans leur chair pour expier leurs fautes et trouver l'apaisement ; il faut que leur souffrance se voie en grand format pour émouvoir le spectateur.


Tout devient alors affreusement surligné : la musique se fait outrageuse ; le montage se fait emphatique (en passant, par exemple, de l'hémoptysie d'un personnage mourant à la vision de ses enfants) ; les séquences se font maladroitement insistantes (le flash-back versant dans le pathos, le passage onirique avec la biche se vautre dans la mièvrerie). Tout devient affreusement forcé : le rire avec des caricatures peu inspirées (les flics bêtes et racistes ; la jeune bimbo, ravissante et idiote...) ; le spectaculaire (la vendetta filmée en plan-séquence) ; tout comme le rachat de Dixon (le message d'amour exprimé par le shérif dans sa lettre posthume). On pleure alors car l'Amérique est perçue comme la terre idyllique du pardon et de la seconde chance. On pleure car le gras et le glucose ont fini par emporter toutes les saveurs aigres-douces...


Pourtant, épisodiquement, 3 Billboards parvient à nous charmer, grâce à la prestance de Frances McDormand, grâce à la présence de second rôles truculents (Peter Dinklage notamment), et grâce à ses rares moments de sobriété. Finalement, c'est lorsqu'il parvient à quitter les rivages de la surenchère que 3 Billboards fait éclore la douce émotion (les derniers moments du shérif), tout comme la fine réflexion (le faux flirt entre Mildred et James). Des moments réussis qui se trouvent malheureusement noyés dans un torrent de grandiloquence. D'une certaine façon, 3 Billboards est semblable aux panneaux de Mildred : sa forme massive finie par tout occulter. Tout, y compris le message qu'il contient.

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le 5 janv. 2023

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Procol Harum

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