Parce que les bons sentiments ne suffisent pas à faire des bons films, Delmer Daves s’est employé à ne pas dissocier le fond de la forme, le propos humaniste de sa représentation graphique. Ainsi, le geste antiraciste qu’est La flèche brisée s’est vue accompagné d’une très belle réappropriation du technicolor, diffusant d’une certaine façon l’idée que les couleurs de l’Indien valent bien celles du cow-boy. Une démarche artistique qui trouve sans doute sa meilleure expression dans le fameux 3h10 pour Yuma, puisque le travail plastique effectué (exploitation des caractéristiques du N&B, reprise des codes du film noir...) va altérer nos représentations archaïques : les différences entre les antagonistes se lissent, le fermier se rapproche du gangster, monsieur Tout-le-Monde n’est plus très éloigné de cet “autre” que l’on diabolise facilement.


Ainsi, avec 3h10 pour Yuma, le western accélère sa maturation en complexifiant son langage : les personnages s’humanisent, le cadre se fait poétique et l’image elle-même se gorge de sens, exprimant aussi bien la subjectivité que les conflits psychologiques des protagonistes. Il s'agit d'un nouveau style, pour reprendre les termes utilisés par le cinéaste au cours d'un entretien avec Bertrand Tavernier : plutôt que de filmer les personnages à “hauteur d’homme”, comme pouvaient le faire des cinéastes classiques comme Hawks et Walsh, on privilégie une expression qui serait avant tout formelle (jeu sur les valeurs de cadre, prises de vue insolites...). Si on ne peut pas encore parler de maniérisme, comme ce sera le cas avec Leone par exemple, on découvre ce qui deviendra la signature visuelle du “sur-western”, qualificatif attribué aux westerns qui tendaient vers le drame psychologique ou psychanalytique (Le Gaucher, La Chevauchée de la vengeance...).


Un style, en tout cas, dont l’efficacité première est de mettre à mal les archétypes propres au genre. On s’en rend compte dès la séquence introductive, au cours de laquelle les lieux communs sont adroitement détournés (le “héros” n’est plus un conquérant, c’est un individu esseulé dans un monde plus vaste que lui. Quant au “bad guy”, sa propension à éprouver du respect à l’égard de sa victime détonne forcément avec son image de tueur au sang-froid). Mais ce qui surprend surtout, c’est la place accordée au langage de l’image. Le film s’ouvre, en effet, par un plan sur une terre aride avant de nous dévoiler un monde asséché en humanité, où les bonnes intentions condamnent l’homme à l’inertie (les voyageurs et le fermier sont impuissants, captifs du milieu minéral) et où la violence semble être le seul moyen d’action possible (les gangsters donnent l’impression d’être portés par le nuage de poussière. Le même motif se retrouvera à la fin du film, lorsque la fumée du train va accompagner et aveugler les porteurs de mort). Le visuel, dès lors, est suffisamment innovant pour renouveler l’imaginaire propre au western, en associant l’image au symbole, le mouvement dynamique au moment introspectif (la vue en plongée révélant la dimension existentielle des personnages).


Progressivement, 3h10 pour Yuma se libère du carcan narratif dans lequel se situe le western classique (la simili-intrigue autour du cambriolage de la diligence, la mission attribuée à Evans, chargé d’escorter Wade jusqu’au train) pour se donner des airs de grande parabole. En effet, alors que le film diffuse un suspense pour le moins haletant, en se réappropriant les codes du film noir et en exploitant pleinement le principe du compte à rebours (arriveront-ils à atteindre le fameux train ?), l’intrigue se complexifie doucement en concentrant son attention sur le face-à-face entre Wade et Dan, en plaçant le questionnement existentiel au cœur du propos.


Avant d’en arriver là, 3h10 pour Yuma se joue des poncifs en nous présentant le “héros” et le “bad guy” comme les deux faces d’une même humanité : Si Wade, en tuant, a franchi la frontière entre le Bien et le Mal, il n’est pas plus un monstre que Dan est un chevalier blanc. Un univers nuancé que la mise en scène va entretenir habilement, en jouant aussi bien sur les différences (en opposant la primitivité à la séduction, la transpiration au sifflement...) que sur les similitudes (le champ-contrechamp, dans la chambre d’hôtel, qui fait correspondre les deux visages). Une fois les clichés tombés, le film nous dévoile alors son vrai visage en devenant une fable ouvertement humaniste.


Cela peut sembler surprenant, mais Delmer Daves ne fait que reprendre à son compte la méthode déjà employée par Fred Zinnemann avec Le Train sifflera trois fois : on passe par l’épure pour aborder la morale, on met la forme au service d’un propos finement allégorique. Comme dans le film de Zinnemann, le héros va être constamment soumis à la tentation : arrêter, baisser les bras, fuir, étant sans doute le meilleur moyen de rester vivant ! C'est-ce que nous indique la superbe séquence de la chambre d’hôtel, où Wade cherche à corrompre Dan : les ombres prennent le pas sur la lumière, le bandit prend une allure méphistophélique, le dilemme qui s’offre au fermier est celui de l’Homme face à sa propre conscience. Malicieusement, Delmer Daves vient de placer la question de l’éthique au cœur de son image : le fermier décide de mener à bien sa mission autant par sens de la justice que pour conserver sa fierté.


Mais le grand mérite de 3h10 pour Yuma est de l’aborder avec beaucoup d’élégance, en étant ni insistant ni didactique. Pour y parvenir, par exemple, la bonne idée sera de ne pas faire porter le flambeau de la morale par les seuls héros de l’histoire. En effet, si le devant de la scène est essentiellement occupé par Evans et Wade (tous deux interprétés avec beaucoup de justesse par Van Heflin et Glenn Ford), les autres personnages ont également un rôle primordial à jouer, offrant ainsi au film de nombreux moments d’anthologie (la rédemption de l’ivrogne, la séduction faite à Felicia Farr, le regard approbateur de Leora Dana, etc.). Mais outre le travail sur les dialogues et les personnages, c’est le style cinématographique de Delmer Daves qui fait la finesse de cet édifice moral, comme nous le montre ce final en tout point mémorable où le film noir se farde d’humanisme et où le lyrisme éclate sans mièvrerie.

Procol-Harum
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le 28 avr. 2022

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