Depuis quelques temps déjà, je rencontre certaines difficultés auxquelles je n'espérais jamais avoir affaire pendant ma période d'activité sur ce site, liées à ce qu'on pourrait en quelque sorte associé au syndrome de la page blanche. Le truc a débarqué comme ça, depuis la rédaction de la critique de Comment c'est Loin, loin d'être représentative de l'intérêt grandissant que je porte au film, en passant par celle de The Revenant, tout juste histoire de partager mon euphorie avec les mots, puis en atteignant son pic avec la critique de You're Next, que personne ne pourra jamais lire puisqu'elle a fini dans ma corbeille virtuelle, là où est sa place pour toujours (avant qu'elle jarte totalement de mon disque dur, du coup c'est pas du tout pour toujours j'sais pas pourquoi j'ai marqué ça...).
C'est comme si je m'étais retrouvé dans la même position que Rabbit dans l'ouverture de 8 Mile, j'avais les idées, le casque dans les oreilles, la musique m'accompagnant en toutes circonstances, mais que j'étais incapable de les recracher sur papier (par la bouche dans le cas du rappeur), la détermination s'amenuisant un peu plus à mesure que les minutes passèrent.
Pour contrer cette panne frustrante, il me fallait donc plus qu'un coup de cœur, plus que You're Next, un véritable électrochoc était nécessaire pour réveiller cette envie de partager mon engouement pour une œuvre cinématographique. Et, puisque de toutes évidences vous lisez cette critique (à moins que vous vous soyez arrêtés à la deuxième ligne en vous disant "mais ta gueule on s'en bat les burnes de ta vie mec"), vous aurez compris quel est l’électrochoc en question .
En amorçant ma plongée, il y a quelques mois de ça, dans l'univers du rap, abandonnant peu à peu celui du rock / métal (pour y revenir à ma plus grande joie, mais ça j'y reviendrai avec une autre critique... Ou pas, je sais pas encore, oubliez ce que j'ai dit, j'ai pas envie de m'avancer en fait), il devenait urgent de redécouvrir le long-métrage de Curtis Hanson, après un premier visionnage de jeunesse en demi-teinte, alors que sa réputation avait retrouvé un nouveau souffle à l'occasion du succès Straight Outta Compton (le biopic, pas l'album, v'là l'anachronisme sinon...).
Avec le temps et l'accumulation d'une expérience cinématographique diverse, des sujets ou thématiques ont commencé à dessiner le caryotype définissant mes différents intérêts voire fascinations pour certaines représentations au cinéma : La pauvreté, la classe ouvrière (à laquelle j'appartiens), la musique, la fraternité et enfin la ville de Detroit.
Tout ce qu'est 8 Mile en somme..
Comme son caractère narratif ambivalent, tantôt fiction, tantôt biopic, le film de Curtis Hanson oscille constamment entre sa force brute et un caractère plus subtil. La musique, bien évidemment au centre du récit (comme de la vie de nos personnages), se calque sur ce modèle étonnant en remplissant aussi bien sa fonction rythmique, illustrative pour conférer aux images une dimension un peu plus profonde, que sur une dimension symbolique. En plus de choisir des morceaux et instrumentaux de hip hop dont les paroles et notes sont en accord avec l'esprit du film, 8 Mile construit sa propre mythologie, s'inspirant de la richesse du genre musicale de la même manière qu'il s'inspire de la vie de Marshall Mathers afin d'en tirer un film qui se suffit à lui-même, qui joue aussi bien sur le plaisir auditif des aficionados du hip hop que sur la satisfaction des non connaisseurs de voir la musique se transformer en un vecteur intelligent de l'ascension de Rabbit. Si la construction progressive de Lose Yourself canalise cette idée, que dire de l'utilisation géniale du morceau de Mobb Deep, Shock Ones ? D'abord étouffant les mots d'un Rabbit, en plein doute, bossant ces rimes dans les chiottes de la boîte The Shelter avant de se faire laminer salement lors d'une battle, Shock Ones revient en fin de film, cette fois-ci lors de la battle finale. A la différence que, désormais, les paroles du duo de Mobb Deep s'effacent pour laisser place à celles du rappeur blanc, en pleine possession de ses moyens. Ce simple, mais tellement malin, retournement de situation suffit à synthétiser l'évolution du personnage : Rabbit finds his voice.
Et puisque la puissance évocatrice de la musique vaut plus que tous les mots du monde, 8 Mile peut se dépouiller d'un quelconque caractère bavard pour adopter un ton toujours plus surprenant, face à l'entreprise que représente le film, celui de la sobriété.
Loin des codes inhérents au biopic, 8 Mile, par son aspect fictif, épouse un ton parfaitement adéquat avec le cadre spatio-temporel, larguant le misérabilisme de mots, d'émotions, pour celui, plus naturel, des images. Avec un réalisme rare, la caméra colle les basques de son personnage à travers les rues fantômes et insalubres de Detroit sans jamais s'abaisser à une facilité émotionnelle pour délivrer une œuvre brute et sèche, comme l'âme de ses personnages. Ici, la rage s'exprime par le rap et c'est avec une sincérité touchante, surpuissante, que Curtis Hanson filme ses moments d’échappatoires mais aussi de catharsis pour ses personnages, alternant moments de communion avec un public en furie à d'autres recentrés sur l'expression de rappeurs habités par leur rôle sur scène, Eminem en tête.
Avec une aisance déconcertante, imprégné de sa propre existence ou pas, Marshall Mathers brille par sa présence et son regard endurci voire haineux tout en boudant l'auto-glorification dont il aurait pu faire preuve. De la même manière qu'un Kurt Cobain, l'ascension de B-Rabbit se rapproche immédiatement d'une « revanche des losers », allant jusqu'à assumer ce statut et le défendre haut et fort, lors de la battle finale, où Cheddar Bob (loser Lvl 1000), dans un élan de subtilité dont il a le secret, donne la clef de la réussite à Rabbit pour couper l'herbe sous le pied à son adversaire Papa Doc.
De cette tonalité de jeu résulte une modestie constante, une envie, presqu'une ambition de ne pas mentir ni d'enjoliver le destin de son protagoniste. 8 Mile n'est autre qu'une non succes story, humble et difficile comme la vie de ses personnages, qui conserve sa ligne de conduite et ce même après la victoire, vite expédiée, pour revenir à une réalité plus douloureuse, l'appel des responsabilités que Jimmy Smith, l'homme derrière le micro, avait jusque là boudé. Les deux dernières minutes, pudique et révélatrice de l'attachement fraternel unissant le rappeur et sa bande (et de la difficulté à les abandonner pour continuer d'avancer), rappelle au spectateur qu'il n'y a pas un meilleur chemin qu'un autre pour réussir dans la vie.
Tu dois juste « do your own thing ».
De quoi redonner l'envie d'écrire.