Cher Wes,


Je peux t’appeler Wes ? J’ai l’impression que t’es ce genre de gars cool qui n’est jamais gêné qu’on l’appelle par son prénom. Avec tes cheveux un peu longs et mal coiffés, t’as l’air d’un type comme tout le monde. Le prends pas mal, hein - j’ai eu les cheveux longs et mal coiffés moi aussi, et ce genre de tête à l’expression perdue. Je l’entends comme un compliment, dans le sens : t’as pas une gueule de mec qui pue le fric et qui recycle ses idées pour quelques dollars de plus. Et ça, c’est super.


Donc Wes, je t’écris parce que je pense qu’on pourrait bien s’entendre, qu’on pourrait aller ensemble marcher pieds nus dans des trains et se droguant avec des médicaments pour la toux illicites. Qu’est-ce que t’en penses ? J’ai déjà noté quelques traits communs pour te montrer combien on pourrait être potes.


Alors d’une j’ai repéré que toi aussi t’avais des TOCs d’alignement. J’vais être honnête, moi ça m’apaise de voir tes plans bien centrés sur un personnage, avec des parallélismes et des lignes et tout ça. Je trouve ça chouette, et puis franchement c’est joli. Je t’ai vu avec ta manie du triptyque et du plan séquence bien rectiligne qu’on suit sans tressaillir ! Et puis tu fais vachement attention aux détails, en dépit de tout le joyeux bordel que tu peux foutre dans un plan. Je valide ce genre de dichotomie entre besoin d’ordre et furieuse envie de partir en foufelle. Je suis un peu comme ça aussi.


Parce que derrière tes plans hyper cadrés, tes zooms précis et tes virages de caméra à 90 degrés comme des mouvements de tête sur le côté, j’ai bien compris que t’étais tout sauf académique et puis que t’étais aussi un peu maboul. Et c’est parfait parce que j’adore les mabouls. Tu vois par exemple, tes personnages, bah même tes plans carrés peuvent pas les maintenir en ordre : ils ont toujours un grain de folie, une tendance à sortir du cadre. Il leur arrive presque systématiquement des aventures rocambolesques qui contrastent avec leur apparent désir de normalité ou d’acceptation. Et bien souvent, devant des situations qui les dépassent, ils parviennent à aller au-delà de leurs limites. On a bien compris malgré tout que derrière les sourires, il y a souvent une certaine morosité : mais qu’importe ! Tu laisses jamais tes personnages se faire avaler tout cru par le grand méchant monstre de la Tristesse. Et un shot d’optimisme dans les temps qui courent, moi j’appelle ça du service public.


Donc hier j’ai vu ton film « A bord du Darjeeling Unlimited ». J’ai bien aimé, parce qu’encore une fois t’es dans une optique de recomposition d’une famille toute bancale. On va pas se mentir, parfois tes personnages sont à baffer, mais somme toute, ils apparaissent très humains dans leurs défauts, tout pleins de cette volonté illogique du fou qui voudrait décrocher la lune et est persuadé d’y arriver. C’est marrant mais au fond on est un peu tous comme ça à certains moments de notre vie.


Comme on se connaît un peu maintenant, je peux te dire que je trouve pas que ce soit ton meilleur film. J’avais déjà vu le truc avec l’hôtel et le truc avec les gamins amoureux, et aussi la famille avec un nom allemand là, et j’ai trouvé les trois plus aboutis. Genre sur ceux-là (et en particulier celui à Budapest), t’as poussé le curseur un peu plus loin, et t’as réussi en même temps à trouver une sorte d’équilibre parfait.


Enfin c’est pas grave, parce que j’ai quand même apprécié cette histoire de trois frérots bouffés par le fantôme de l’absence de leurs parents (pour des raisons différentes). Déjà tu filmes l’Inde d’une superbe façon, avec un oeil d’étranger fasciné par une beauté exotique, mais sans jamais tomber dans l’esprit touriste occidental qui rêve des Milles et une nuits. Ton Inde est moderne, amoureuse, protéiforme. Et puis aussi tu jettes un regard tendre mais pas dénué d’aspérités sur la relation filiale dans toute sa complexité, et moi ça me parle : le poids du secret, les restes d’un passé douloureux, les chemins de vie qui se séparent pour s’entrecouper …


Et en même temps, ton Darjeeling c’est un film sur l’importance de grandir, et pour le coup ça trouve un écho assez fort en moi. Peu importe si t’as survécu à des épreuves qui auraient pu t’enterrer, si t’as un bébé en route ou une tendance à t’enticher des femmes avec un coeur d’adolescent : il n’est jamais trop tard pour faire le bilan et grandir. Encore et toujours. Les frères Whitman en sont la meilleure preuve. Nos voyages initiatiques peuvent prendre des formes différentes, mais ils aboutiront à la même conclusion. Ton talent majeur, c’est que t’arrives à représenter ça de façon métaphorique et en même temps hyper forte.


Voilà, j’ai fait le tour de ce que je voulais te dire. Pardonne-moi si j’ai été maladroit ou trop familier ; j’ai tendance à partir en vrille quand je suis passionné par quelque chose. Et mon petit doigt me dit que t’es un peu pareil. Donc Wes, très cher Wes, n’hésite pas à me contacter. D’ici là je vais tenir un petit cahier avec mes idées les plus farfelues pour pouvoir être à ton niveau le jour où tu décides qu’on devienne amis.


Affectueusement,


Wittle

Wittle
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le 11 avr. 2016

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