À quoi songe Télémaque quand Ulysse a résolu de ne plus rentrer à Ithaque

[Le texte suivant évoque plusieurs aspects de l'intrigue. Les points les plus explicites sont placés sous balise, mais la lecture n'est pas recommandée à qui n'aurait pas vu le film et préférerait le découvrir d'un œil vierge.]



Entre Homère et Pascal



Il a beaucoup été dit d'Ad Astra qu'il empruntait d'une part aux grands vertiges et à l'hypnose de 2001 : L'Odyssée de l'espace, et d'autre part à la remontée du fleuve d'Apocalypse Now, depuis l'aval terne des fous qui s'ignorent jusqu'aux confins presque fantastiques des fous qui se savent.


Et quoique cela soit sans doute assez juste, le film de James Gray, qui n'essaie d'avoir ni les ambitions de grandeur ni les élans de folie furieuse des chefs-d'œuvre de Stanley Kubrick et Francis Ford Coppola, déploie un sublime d'une autre espèce : rentré, intime, et profondément mélancolique.


Pour tout dire, le film m'est apparu d'abord comme la croisée de L'Odyssée d'Homère – telle qu'elle aurait pu être racontée du point de vue de Télémaque resté à Ithaque, si celui-ci avait dû partir sur les flots chercher Ulysse dont le cœur n'aurait trouvé la force de s'arracher aux sorts de Circé, se laissant enchaîner à jamais sur Ééa – et des Pensées de Pascal – mais, contrairement à ce que le thème pouvait laisser présager, moins à celles du Pascal qui écrivait :



Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.



... que de celui qui écrivait :



Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.




Où les confins de l'univers sont ceux de l'âme



Ad Astra est une œuvre qui, par ses décors et par ses moyens, prend les dimensions colossales des espaces qu'elle explore, et pourtant c'est une œuvre qui ne veut jamais être grande : seulement être ténue et être juste. Elle aurait pu ambitionner la splendeur habitée de terreur existentielle des vides infinis, mais son registre n'est pas la terreur ; son registre est, à l'unisson de son personnage, celui d'un chagrin calme, profond mais apprivoisé.


Le protagoniste campé par Brad Pitt, fils lancé à la recherche de son père disparu plusieurs décennies auparavant aux environs de Neptune, apparaît dès les premiers instants comme une de ces âmes taiseuses et désincarnées qui regardent à distance le tumulte de l'existence en y tenant leurs obligations quotidiennes comme on tient un rôle sur une scène de théâtre. Du dehors, on pourrait croire un de ces Stoïciens qui soutiennent impassiblement le regard devant le bruit et la vacuité du monde, parce qu'ils se sont faits à l'idée. Mais du dedans, se dévoile peu à peu un être rongé par le poison de l'abandon.


La solitude cosmique ne sera donc qu'un avatar de l'abandon par le père, et la plaie à guérir celle d'un fils qui a besoin de savoir s'il était aimé plus encore que celle de la créature délaissée qui crie vers Dieu absent.


Aussi l'avant-dernier voyage, lorsque Roy passe Jupiter puis Saturne, ne nous enfonce pas dans la sensation de la distance, de l'éloignement irréel ni dans la peur d'y être englouti, mais dans les mots et les songes douloureux du fils qui veut trouver où remonte en lui la racine de son égoïsme et de sa solitude. Et son issue n'est pas dans la découverte d'un monde nouveau qui puisse raviver par un habit de fantasmes les couleurs délavées de l'enthousiasme perdu. Son issue est dans la vue misérable du père délirant, éreinté, et dans une nouvelle qui ne réenchantera rien : l'espace est vide, sa splendeur est une splendeur morte, et il n'y a rien à trouver une fois fuie l'existence présente.


Viennent alors une larme, versée sans un cri, puis six mots déchirants : «We're all we've got.» Et par un miracle propre à l'œuvre, d'un vertige propre à l'amour, cela parvient à valoir tous les vertiges des espaces infinis.



La Lune, blême comme l'inanité ; Mars, rouge comme la colère ; Neptune, bleue comme le chagrin



Le long de cette quête, il y aura une mise en scène d'une élégance folle, une musique d'une pureté à fendre l'âme, une photographie et des décors somptueux, des instants de grâce, comme suspendus, dans lesquels s'égrènent des choses très délicates à propos du chagrin, du souvenir, de l'espoir, de la foi, de la mortalité, du deuil, de la bestialité, de la colère ou de l'amour. Et trois segments, avec chacun son thème, chacun son astre, chacun sa couleur :



  • Le gris de la Lune, blême comme l'inanité des hommes qui l'ont peuplée pour ne trouver qu'à y poursuivre les chimères qu'ils fuyaient déjà sur Terre, et y perpétuer leur consumérisme, leurs égoïsmes et leurs guerres – vision de laideur qui pousse le récit vers la nécessité de fuir.

  • Le rouge de Mars, suffocant comme la rage qui sourd sous l'impuissance de la créature qui, ayant d'abord fui le tumulte, ne trouve plus qu'à scruter sa solitude face aux immensités vides et désolées qui lui restent – moment de la révolte de l'enfant trahi, «Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?» christique qui pousse à nouveau le récit, cette fois vers le besoin d'une réponse.

  • Le bleu de Neptune, enfin, dont il faudra attendre comme on attend de la mélancolie de savoir ce qu'elle cache, ou bien du baiser froid de la mort, ou de l'étreinte tendre et pathétique de l'amour retrouvé.


Tout dans ce voyage sera beau, à demi incarné, comme sont les rêves ou comme est la veille elle-même quand le monde semble songe et fumée. Figurez-vous, pour finir, le rivage d'Ééa quelque part au milieu des mers. Enfin, Télémaque a retrouvé Ulysse ; mais Ulysse a honte, et Ulysse fuit le regard de Télémaque : ça n'est pas tant qu'Ulysse ait honte d'avoir abandonné Ithaque et de s'être diverti de son oubli toutes ces années par les labeurs quotidiens dont le chargeait Circé ; c'est qu'il ne veut pas que son fils scrute au fond de ses yeux fébriles et qu'il y voie la lueur cuisante de l'inquiétude et de la défaite. Il ne veut pas qu'il sache que tant de jours de peine n'ont fait qu'approfondir sa misère.


Du fond de ses pauvres yeux vieillis, Ulysse dit ce que disait Pascal :



Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée devant l’éternité précédant et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps ont-ils été destinés à moi ?



Et quand bien même Circé, ayant trop longtemps empoisonné Ulysse de cette mélancolie, le reprendrait-elle à jamais, qu'y a-t-il de plus bouleversant que de savoir que Télémaque d'abord aura su reprendre aux années de vide ce qu'elles lui avaient dérobé, et serrer son père dans ses bras ?

trineor
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le 11 oct. 2019

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