Il est bien sûr impossible de dissocier le dernier film d’Alain Resnais de la disparition de son auteur. Et, par conséquent, de ne pas aborder Aimer, boire et chanter comme une œuvre testamentaire, laquelle aurait d’ailleurs été initiée par l’opus précédent Vous n’avez encore rien vu. Deux films comme deux faces d’une même pièce : l’une sombre, l’autre joyeuse même si l’effigie de la dame à la faux en serait l’ornement logique. Néanmoins, avant d’appréhender la dimension absolument bouleversante qui n’apparait réellement que dans les derniers instants – dont on peut situer le basculement à partir de la fête d’anniversaire -, il faut en passer par l’apprivoisement d’un dispositif qui ne va pas de soi. L’artifice règne en maitre : décors de carton-pâte, utilisation d’immenses pans de rideaux qui transforment chaque scène en scène de théâtre, fausseté du jeu des comédiens (les hommes s’en tirant mieux que les femmes). On prête d’autant plus attention aux faux-semblants que la pièce de Alan Ayckboum qu’adapte Alain Resnais – auteur dont il s’était déjà inspiré pour Smoking/No Smoking et Cœurs – nous semble bien faible : dans la campagne anglaise, trois couples d’amis sont bouleversés en apprenant la maladie de leur ami George Riley, tout en répétant une pièce de théâtre. L’invisible et facétieux George ressuscite les envies des dames et provoque l’ire et la jalousie des messieurs. Dès lors, le film semble se limiter à une pochade sympathique qui lorgnerait vers le théâtre de boulevard, en développant une mise en scène à la fois ludique et répétitive. Tout ceci est minimaliste mais hélas un peu vain et ennuyeux, sonnant même suranné et démodé.

Cependant, à l’instar du dramaturge Antoine d’Anthac qui convoquait, par-delà sa mort, tous ses amis qui avaient interprété sa pièce Eurydice, George Riley figure le double évident du réalisateur de Mon Oncle d’Amérique. Mais pas question ici de verser dans l’hommage ante-mortem ou dans l’hagiographie autocélébrée. Le formaliste Resnais est autrement plus joueur et subtil en pariant sur un procédé qui fait la part belle au hors-champs (où se tiennent les répétitions et, donc, George et vers lequel s’adressent les comédiens, soit aussi au spectateur qui devient à son tour un membre actif de la mécanique). Le film se synthétise en une alternative cornélienne : partir ou rester. Et, lorsque le départ ne peut plus être différé, qu’implique-t-il pour ceux qui restent, dépositaires d’une mémoire et interprètes à l’envi de signes et de détails ? Les regards des acteurs face à la caméra sont ceux d’enfants désemparés et perdus. Les saisons se sont enchainées et dorénavant le temps est devenu gris et brumeux (une atmosphère qui baignait déjà Cœurs) mais, dans une ultime pirouette, Alain Resnais fait pénétrer dans le champ une jeune actrice, porteuse d’avenir et de renouveau. Certains ont regretté que la sortie du réalisateur de Hiroshima, mon amour se fasse sur un film mineur, voire raté. Passé l’agacement, pourquoi ne pas y voir un amusant clin d’œil, en tout cas une preuve, si besoin, d’une élégance et d’une distinction qui ne s’édulcorent pas, même à l’approche du tomber de rideau final ?
PatrickBraganti
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le 19 avr. 2014

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