Il est difficile aujourd'hui d'écrire sur Germania anno zero tant l'œuvre, maintes fois analysée et discutée, est devenue un phare dans l'Histoire du cinéma et une des sources d'inspiration principale des films d'après-guerre. La liste des personnalités du cinéma se disant elles-même influencées par l'œuvre dans leur travail est interminable. De la Nouvelle Vague en passant par le cinéma post-révolution iranien, le Nouvel Hollywood , le cinéma Direct canadien, le Free cinéma britannique jusqu'au cinéma contemporain de Dogma 95, des frères Dardenne, de Ken Loach ou encore des italiens Alice Rochwacher ou Matteo Garrone, tous ont voué et vouent encore allégeance sans rechigner au monument rosselinien et à la crudité de son imagerie d'une Berlin dévastée par la guerre.


Parce que de toute évidence, filmer les bâtiments éventrés et les églises à ciel ouvert de la capitale allemande en 1947, malgré le conflit terminé, était un véritable tour de force qui introduisait un regard et une sensibilité révolutionnaires pour l'art cinématographique et pour ses perspectives à venir. Au premier visionnage, le critique français André Bazin lui-même avait d'abord cru à des images d'archives. Là où aucunes real news n'avait encore montré de telles images, Roberto Rossellini embarquait sa caméra dans les rues de la cité pour suivre les pérégrinations d'Edmund, un jeune Berlinois de 13 ans livré à lui-même pour tenter de faire survivre sa famille.
Ce tour de force, dont les origines esthétiques émergent progressivement dans les années 30 avec des cinéastes comme Cesare Zavattini, qui forma Vittoria de Sica (Le voleur de bicyclette), Mario Camerini ou encore Luchino Visconti avec Ossessione (1943), fut alors nommé à contre-coup, Neorealismo - Néoréalisme.


Là où l'on incombe fréquemment à ce mouvement la naissance d'un "certain style documentaire" dans la fiction et une batterie de critères généralisant - l'utilisation d'acteurs non-professionnels, le tournage en décors naturels, la figure du regard naïf et pure qu'incarne l'enfant, la propension à l'analyse honnête, sans artifices de la réalité post-guerre à travers un regard moral et soucieux des conditions socio-économiques du peuple italien... -, Germania anno zero semble montrer dès le début à quel point l'appréhension des œuvres qui font "corpus" au sein du Néoréalisme est complexe. Là où Zavattini, pionnier de la pensée néoréaliste, écrivait en 1933 «Time is come to throw away the scripts and to stalk people with the camera», l'on ne peut pas vraiment dire que le film suive ce conseil à la lettre.
Ce qui frappe aujourd'hui au visionnage de Germania anno zero, et que le culte absolu des décors réels que l'on a souvent eu tendance à mettre en avant a inévitablement dissimulé, c'est que la forme narrative du film est on ne peut plus classique, si ce n'est emplie de dialogues parfaitement rédigés. Contrairement au fantasme communément admis du refus de la narration, le scénario développe au contraire une trame fictionnelle somme toute conventionnelle dans laquelle l'intrigue avancera la majeure partie du film au fil des dialogues et des éclaircissements narratifs que ceux-ci apporteront. Tout ne passe donc pas par l'image, et bon nombre de relations inter-personnages, notamment dans ces nombreuses scènes d'intérieur dans l'appartement partagé par la famille Köhler et les quatre autres locataires, seront éclarcies par la voix (ces scènes ayant d'ailleurs été tournées pour la plupart dans les studios romains).
Germania anno zero démontre l'évolution naturelle du regard cinématographique vers une attitude, un geste, le geste documentaire. Cela n'élimine en rien l'importance voire la prédominance de la fiction classiciste au sein de l'œuvre, c'est un changement de perspective. Aussi, est-ce geste originel qui influencera les prochaines générations de cinéastes à venir.


Germania anno zero est également, en lui-même, un film d'un pessimisme effrayant.
On le sait, à l'immédiate sortie des affrontements l'heure n'est pas à optimisme et les victimes brisées par la guerre, du côté des vaincus comme des vainqueurs, pratiquent encore un deuil vraisemblablement inconsolable dont le film est un puissant témoin.
Après avoir constaté les ravages qu'ont fait la guerre en Italie dans Roma, città aperta et Paisà, Rosselini se met en quête de capter avec pragmatisme la complexité dans laquelle les Allemands, fraîchement vaincus, se trouvent alors immergés. "We used to be real men, National Socialists, now we're just nazis" dira un honnête travailleur, capté par le passage de la caméra suivant le chemin d'Edmund. Son regard portera essentiellement sur la subsistence de la famille Kohler, analogie à la loupe de la société berlinoise de l'époque, geste pour le moins néoréaliste. Cette famille, dont chaque membre symbolise à lui seul une face de la complexité de l'époque, catalysera ainsi l'essentiel de la démonstration du cinéaste.
Au milieu d'un frère traumatisé déserteur de la Wehrmacht, d'un père malade et nostalgique de l'Empire, d'une sœur assurant la subsistence de chacun en vendant son corps aux G.I et d'un couple de propriétaires autoritaires et imprévisibles, le jeune Edmund porte le poids des malheurs de la guerre sur ses jeunes épaules.
Comme le montrera au même moment en Italie Le voleur de Bicyclette de De Sica, au sein des ruines, chacun doit se reconstruire et la lutte pour la survie exclut l'entraide, réduite le plus souvent à de la manipulation. Ainsi, les plus forts asserviront les plus faibles sur la base de leur conditions matérielles. Edmund se verra tout au long du récit floué, méprisé, arnaqué, abusé.
L'Instituteur, figure de la noirceur du film et symbole d'une obscénité permise par la situation, achèvera le portrait d'une société neurasthénique et sur le fil. La démonstration de Rossellini montre à quel point le deuil est vite chassé par la nécessité de reconstruire et de subsister. Cette folie, pourtant bien nécessaire, laisse des traces indélébiles et malgré le titre du film, le suicide d'Edmund, seul symbole de l'espoir d'un futur meilleur, parachèvera le profond pessimisme qui en émane.
Plusieurs séquences dépassent tous mots par leur seule force évocatrice. Au moment de la vente du disque aux G.I que l'Instituteur avait confié à Edmund, la résonance des mots du Fürher, comme un fantôme resurgissant sur les ruines du bâtiment occupé par les Alliés résumeront à eux-seuls l'enfer duquel le monde sort tout juste et le triste héritage qu'il laisse derrière lui.
Notons l'ambiguité dans laquelle Rosselini plonge le film quant à la possibilité d'une rédemption. On le sait, le cinéaste, fervent catholique, a souvent distillé une certaine poétique religieuse dans ses films (pensons à la scène finale de Stromboli, sorti un peu plus tard en 1950). Alors que rien ne semble pouvoir sauver les hommes, l'un des derniers plans du film voit le silence glaçant des rues de Berlin brisé par le retentissement des cloches d'une Eglise en ruine, dont le cadrage en contre-plongée indiquera un certain échappatoire vers lequel se tourner.
Pourtant, cette note d'espoir, suivi de l'effroyable suicide d'Edmund, n'aura été que de courte durée. Y-a-t'il quelqu'un ou quelque chose pour guérir la folie des hommes ?

remchaz
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le 22 nov. 2021

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