Les personnages d'American Beauty ne le savent que trop bien : deux espaces séparés peuvent cohabiter en chaque être, fût-ce de manière antagonique ou anarchique. Le plus évident, celui qui s'impose naturellement, c'est l'espace réel, celui d'une Amérique moyenne, suburbaine, pavillonnaire, souvent conformiste, composée de maisons spacieuses et de jardins fleuris, où foisonnent les sourires forcés et les conversations futiles. Le plus insidieux, celui qui se tapit dans l'ombre, c'est l'espace mental, au sein duquel les aspirations des uns et des autres se tiennent en état de rupture avec l'environnement immédiat, où le mal-être et les crises identitaires, voilées et plurielles, forment une seule et même ligne d'horizon, parfois infranchissable. Sam Mendes, metteur en scène britannique issu du théâtre, esquinte dans ce premier long métrage un rêve américain plus que jamais soumis à la réfutabilité, dont il livre une vision cynique, sinon catastrophée. Le chimiste français Antoine Lavoisier postulait que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». En tragédie(s), aurait pu ajouter Sam Mendes.


Enlevée, multiforme, la satire sociale se loge au coeur même de protagonistes souvent pathétiques : Lester (Kevin Spacey), le père de famille quadragénaire obsédée par Angela, énième variation moderne de la Lolita de Vladimir Nabokov ; Carolyn (Annette Bening), la mère castratrice, en souffrance, qui consent à l'adultère avec une vedette locale de l'immobilier ; Jane, l'adolescente qui hait plus ou moins secrètement ses parents, constamment flanquée d'une pseudo-amie nymphette aussi vaniteuse que mythomane ; Frank, le colonel austère à l'homosexualité pathologiquement refoulée et son fils Ricky, taiseux, un peu étrange, poète et vendeur de drogues à ses heures perdues... Déprimant, voire franchement lugubre, le panorama compte également une conception des rapports sociaux au mieux dysfonctionnelle : dans American Beauty, on est toujours le con, le cocu, le fantasme ou le faire-valoir de quelqu'un, souvent parmi son entourage proche, celui duquel on se sent comptable et/ou prisonnier.


Le scénariste Alan Ball, qui remettra plus tard le couvert satirique dans l'indispensable Six Feet Under, ne raconte pas seulement les affres d'une Amérique embourgeoisée, dégénérescente et hypocrite. Il distille çà et là des répliques qui, mises bout à bout, constituent une information de première main quant aux nombreux caractères qui peuplent le métrage. « En un sens, je suis déjà mort », annonce d'emblée le narrateur, « léthargique », avant d'asséner à sa femme, en guise de riposte : « Oh! ça va, t’es la mère de l’année peut-être ? » Angela, la nymphette adolescente, objet des fantasmes de Lester, ne mettra pas longtemps avant d'observer que « ça doit faire un bout de temps » que les parents de sa copine Jane « ne font plus grand-chose au lit ». À ses yeux, pas tout à fait dessillés, le pire serait de « passer inaperçu » ou « d'être ordinaire », alors elle critique, décoche des flèches empoisonnées, invente, se met en scène... American Beauty n'a cependant pas toujours besoin de parler pour montrer. Une adolescente mal dans sa peau y scrutera des poitrines sur Internet, un crypto-fasciste y exposera en vitrine de la vaisselle ornée du sceau nazi, une famille en guenilles y exprimera une violence sourde, aussi intériorisée que dévastatrice.


La seule forme de libération ici permise est liée à l'insubordination, à l'émancipation, mais conduit immanquablement à des conséquences fâcheuses, voire fatales. Lester, le pigiste méprisé mis au chômage forcé, décide de briser les conventions matrimoniales en se masturbant dans le lit conjugal, en fumant de la drogue dans son garage et en se mettant à la musculation pour plaire à la jeune Angela. À ses risques et périls, ce « type tout ce qu’il y a de plus ordinaire qui n’a rien à perdre » met à feu et à sang ce qu'il subsistait de son mariage, institution considérée comme « une publicité » destinée à « montrer qu’on est normal », comme c'est d'ailleurs le cas dans le Gone Girl de David Fincher – avec lequel il existe d'autres points communs. La charge socio-familiale de Sam Mendes et Alan Ball opère par petites touches, dans une gradation maîtrisée de l'horreur domestique, et sans jamais révoquer un poétisme qui doit beaucoup aux séquences fantasmées et au personnage de Ricky. Ce lycéen introverti, passionné de cinéma, discourt volontiers à propos du regard, du temps ou de la beauté des choses simples. Est-il besoin de préciser que cette dernière proposition apparaît quelque peu incongrue au regard d'American Beauty ? Ce n'est en somme qu'un paradoxe de plus dans l'Amérique de Sam Mendes.


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Cultural_Mind
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le 17 sept. 2017

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