Difficile de ne pas être méfiant en observant Haneke enchaîner les récompenses, surtout quand on se rend compte, rétrospectivement, que ses films les plus primés sont parfois ses moins bons – on a moyennement goûté la Palme du Ruban blanc, « dry best-of » de ses tics les plus agaçants, par ailleurs cadeau d'une amie dont l'objectivité pourrait vaguement être remise en question... Prudence et circonspection, donc, à la découverte d'Amour, deuxième Palme à la suite pour Haneke qui tel Achille Talon semble décidé à gagner coûte que coûte le concours du plus modeste. On raconte dans le film l'histoire d'un vieux couple qui va être mis face à la mort, et dont la force de l'"amour" du titre va être testée ; le réalisateur va s'intéresser à la manière dont cet amour va guider le couple dans ses dernières heures. Sujet intéressant et surtout, contrairement à un Ruban blanc aussi bergmanien que bégayant par rapport à son œuvre, novateur : la seule puissance du titre, qui dit en un mot l'opposé de ce que Haneke s'attache habituellement à débusquer, promet, sinon de la joie, au moins une orientation vers la chaleur plutôt que vers le glacé de sa trilogie éponyme. Et cette promesse est tenue. Haneke montre comment deux personnes envisagent dans un même mouvement la fin de leur vie et la fin de leur amour, la manière dont ils expérimentent le paradoxe déchirant de devoir compter sur celui-ci comme unique force de vie alors même que l'un est voué à s'éteindre avec l'autre dans un futur immédiat. Peut-être parce qu'il s'approche de l'âge de ses acteurs Haneke trouve une grâce inédite dans le traitement de ce sujet. Il y évacue la prétention qui affleurait dans le Ruban blanc, l'imprécision qui faisait le sel de Caché, la provocation qui gouvernait Funny Games ; il ne s'agit plus d'interroger, mais de montrer, sans porter de jugement, comment la vie se termine.
A bien y réfléchir Haneke n'a jamais été loin du sentiment du titre, qu'il a cherché à capturer sous des angles inattendus pendant toute sa carrière. Aussi noirs et interrogateurs soient ses films ils expriment presque toujours l'angoisse ou les conséquences d'un manque, d'un trop-plein aussi, la terreur de ne plus savoir où le chercher, celle d'échouer à l'entretenir. C'est avec la dureté d'un père qu'il condamne les actes de ses personnages, qui payent leurs erreurs au prix terrible de la culpabilité ou de la solitude ; c'est, inversement, avec une profonde bienveillance qu'il invite la génération suivante à en tirer les conséquences qui s'imposent, à croire en la possibilité d'une rédemption et d'un nouveau départ. Ce point de vue nuancé est le même pour Amour à la différence près que tout se termine à la fin, comme s'il s'agissait d'une conclusion définitive, sans appel ni après. Il n'est pas question de croire en un avenir meilleur ; il s'agit, au contraire, de déployer tout son amour pour trouver la force d'accepter la fin. C'est un discours qui sied à merveille au cinéaste, parfaitement partagé entre l'horreur la plus complète et la beauté la plus pure ; pas de personnages fielleux ou de méchanceté gratuite, pas de provocation, seulement la dignité et la neutralité d'un crépuscule, avec tout ce que cela implique de beau et de triste. Le choix des acteurs, leur diction, leur gestuelle, le rythme des scènes, la frontière ténue entre vie et mort fonctionnent à merveille, Haneke ayant trouvé, dans cette pureté qu'il avait quitté depuis quelques films, le meilleur moyen de raconter une fin.
Dans « 71 Fragments d'une chronologie du hasard », il y a vingt ans, il parlait aussi, souvent, de vieillards, toussant ou paressant sur un fauteuil, filmant l'agonie ordinaire et sordide : un style un peu roublard qu'il s'interdit désormais, parce qu'il a pris de l'âge, sans doute parce que le sujet le concerne plus, sans doute aussi parce qu'il a mûri sa grammaire cinématographique qu'il pousse ici dans ses derniers retranchements. Sa caméra est le troisième personnage du film, dont la dignité et le mystère sont équivalents à ceux joués par Riva et Trintignant. La maîtrise de la géographie de l'appartement qui sert de cadre, la gestion du son, particulièrement hors-champ, la pertinence des symboles, la sécheresse des coupes sont autant d'éléments parfaitement gérés, qui ensemble forment l'aboutissement ultime de techniques rodées depuis des décennies. On ressent donc l'angoisse, la compassion, le dégoût, certaines séquences sont absolument cauchemardesques, parfois au sens propre, et on est fréquemment ébahi par le talent d'Haneke qui parvient à rassembler chacune de ces émotions sous la coupe de l'Amour du titre, à montrer comment la destruction annoncée est tout à la fois freinée et accélérée par l'omniprésence du sentiment, le déchirement d'y croire alors qu'on sait qu'il est voué à s'éteindre. Juste avant la fin il est toujours là, qui sous la caméra d'Haneke comme dans la vie devient chose affreuse et magnifique, l'ultime souffle qui s'échappe de l'humain dans toutes les insoutenables contradictions que cela peut supposer. Pour le spectateur, le film se conclut sur le soulagement d'être en vie.