[Article contenant des spoils]


Trois histoires qui s'entremêlent, trois destins réunis à un carrefour, à l'occasion d'un drame, qu'Iñàrritu nous présente d'emblée, dans une scène de course poursuite. La voiture se crashe, Octavio était au volant. Valeria y laisse sa superbe plastique, El Chivo est témoin de l'accident. Avec un indéniable talent, Iñàrritu va nous conter ces trois histoires en jouant sur le montage pour brouiller la chronologie. On pense bien sûr à Tarantino, l'humour et le sens des dialogues en moins. Mais la profondeur en plus.


Car, comme les deux films suivants d'Iñàrritu, 21 grammes et Babel, construits exactement sur le même canevas, Amours chiennes contient des pistes de réflexion. Relation de l'homme au chien, celui-ci étant une sorte de miroir tendu à notre humanité. Le premier chien, celui qui combat, reflète le milieu dans lequel évolue Octavio, tout de brutalité et de sèche cruauté. Le deuxième, celui qui se cache, annonce le destin de Valeria, qui va devoir reconstruire sa vie sur d'autres bases que celles de l'apparence. Enfin, la meute de chiens d'El Chivo est la famille que celui-ci a délaissée pour aller faire la révolution.


Mais le chien n'est pas l'humain, car lui est innocent. Une scène formidable résume cette idée : alors que le chien de combat vient de massacrer toute la "famille" d'El Chivo, celui-ci, fou de douleur, veut l'exécuter. Un seul plan sur le regard de ce chien suffit à nous convaincre que ce serait absurde : ce chien n'a commis aucun crime, le crime est de l'avoir dressé à massacrer ses congénères. C'est sans doute là qu'El Chivo décide de ne plus exécuter le "contrat" en cours. Ce qui lui fait dire à sa cible, en désignant le chien : "sans lui, tu serais déjà mort". Le chien a permis la rédemption d'El Chivo, qui passera par son changement d'apparence physique. On sait que cette notion de rédemption est au coeur du cinéma d'Iñàrritu, de 21 grammes à The revenant. Un thème auquel je suis personnellement sensible.


Le petit chien de Valeria, dans la deuxième moitié du film, est le point sur lequel vont s'exacerber les tensions entre elle et Daniel. Mais aussi ce qui va les réunir de nouveau, Daniel parvenant à le sauver in extremis. Même si cette deuxième partie souffre de quelques longueurs, les bruits du chien sous le parquet, obsédant le couple, l'idée de cet espace sous-terrain, comme la psyché du couple, sont formidables. La rédemption est ici moins nette, cette partie s'achevant sur Valeria qui pleure en regardant le mur d'en face débarrassé de son effigie avec un panneau "espace disponible". Et en effet, un espace est disponible pour Valeria, pour repartir sur d'autres bases. Peut-être aussi pour se réconcilier avec ses parents ?... Iñàrritu a aussi l'intelligence de ne pas faire de Daniel un personnage caricatural : évidemment attiré au départ par la plastique de Valeria, il ne la laisse pas pour autant tomber lorsqu'elle s'est fait amputer d'une jambe. Il lui reste fidèle. Car la fidélité est une autre caractéristique du chien. Et les trois personnages l'illustrent : El Chivo à sa famille qu'il a naguère abandonnée, Daniel à Valeria comme on vient de le voir.


Octavio à Susana enfin. Trahi par celle-ci, qui est partie avec son argent, il continue à lui proposer l'aventure. Et, lorsqu'il l'attend en vain au rendez-vous fixé, on ne peut s'empêcher de penser à un chien attendant son maître quoiqu'il arrive. Dans cette haletante première partie, où l'on voit qu'Iñàrritu a commencé comme "pubeur" et DJ à la radio, l'univers des combats de chiens, qui ont remplacé les combats de coqs, nous est montré - on pense furtivement à La porte du paradis. Le thème des frères ennemis est ici central : face au petit caïd qu'est son frère, Octavio relève le gant et va jusqu'à tenter de lui ravir sa femme. Celle-ci est une énigme : battue, humiliée par son marlou de mari, elle fuit pourtant avec lui plutôt qu'avec Octavio, auquel elle n'est pourtant pas insensible. Celui-ci n'hésite pas à faire tabasser son frère pour s'en débarrasser. De même qu'El Chivo, grand coeur pour ses chiens, n'hésite pas à abattre froidement une cible dans un restaurant pour de l'argent, ni à poser une bombe dans un centre commercial... Chacun des héros est ici ambivalent, ce qui confère à cette oeuvre une richesse qui la distingue d'un Tarantino par exemple.


Mais revenons aux deux frères ennemis : on retrouve leur double dans l'histoire d'El Chivo. Référence explicite à Caïn et Abel, le premier meurtre de la Bible. Chez les pauvres, on se met sur la gueule, comme dans la scène à la caisse du supermarché. Chez les riches, on ne se salit pas les mains. C'est justement cette logique qu'El Chivo va finir par refuser à la fin. Hypocrisie du monde des riches (qui va avec les collections de maîtresses emmenées dans des hôtels l'après-midi) dénoncée ici par Iñàrritu dans une scène très forte, avec les deux demi-frères attachés, qu'il laissera s'entretuer.


Une oeuvre foisonnante donc, au montage virtuose, dont on ne sent pas trop passer les presque trois heures ! Du côté de l'image, je serai moins enthousiaste : assez peu de beaux plans, alors que ses films suivants en contiendront d'avantage. Dans une scène vers la fin, un plan de l'affiche de Valeria pour la marque Enchant, déroulée pour être enlevée, fait apparaître son corps se délitant : une belle idée cinématographique. Autre exemple : dans les scènes de combat de chiens, Iñàrritu montre plus le regard de leur maître que les chiens eux-mêmes. De beaux moments, on en aurait voulu plus.


Et quelques défauts : le côté "clip", qu'il gommera dans les films suivants ; le côté tire-larmes un peu appuyé, dans la scène finale d'El Chivo. Quelques invraisemblances du scénario : exemple, pourquoi El Chivo reste-t-il dans ce taudis, alors que ses contrats lui permettent largement de changer de vie ? On apprendra ensuite qu'il va donner cet argent à sa fille - idée un poil fleur bleue, qui s'accorde d'ailleurs assez mal au reste du film, cru à souhait. Mais de là à ne pas améliorer du tout son ordinaire... Autre exemple : pourquoi le petit chien ne sort-il pas du dessous de l'appartement s'il est poursuivi par une horde de rats ? Le réflexe de survie, commun à tous les êtres vivants, le pousse forcément à le faire...


Le film, tourné avec des moyens réduits (Gael Garcìa Bernal explique que parfois le tournage s'interrompait tôt dans l'après-midi faute de pellicule, et que le maximum de chaque prise était deux !), n'en reste pas moins assez impressionnant. Notamment grâce à ses acteurs, tous habités, incandescents, Gael Garcìa Bernal en tête.

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 20 oct. 2019

Critique lue 197 fois

2 commentaires

Jduvi

Écrit par

Critique lue 197 fois

2

D'autres avis sur Amours chiennes

Amours chiennes
Sergent_Pepper
4

Conversation avec mon moi jeune

J’ai vu ce film à sa sortie, soit il y a aujourd’hui 22 ans. J’avais été immédiatement séduit par ce récit choral plein de violence, portrait torturé de Mexico où un fracassant accident de voiture va...

le 20 janv. 2021

30 j'aime

9

Amours chiennes
Rick_Hunter
7

Saveur canine

Amours Chiennes conte 3 histoires, des destinées différentes qui se croiseront par la venue d’un événement qui aura de lourdes conséquences sur la vie des protagonistes. Le Chien meilleur ami de...

le 11 avr. 2015

16 j'aime

2

Amours chiennes
Northevil
7

C'est mordant !!

C'est un film très intéressant sur différentes relations d'amour qui peuvent exister entre humains, mais aussi avec les chiens. Trois histoires d'amour radicalement différentes et pourtant...

le 16 mai 2012

10 j'aime

6

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3