Mercredi 9 janvier, 19h45, c'est encore plein d'hésitation que je m'apprête à partir pour la séance de 20h. Obnubilé par mes petits et grands soucis, je n'étais qu'à moitié prêt à m'aventurer dans ce voyage de presque quatre heures.
Mercredi 9 janvier, 20h, j'entre dans la salle. Avec une certaine naïveté qui me caractérise, j'ai laissé l'enthousiasme m'envahir, m'apprêtant à admirer les premiers pas d'un réalisateur prometteur, encouragé par le prospectus relatant les félicitations de ses pairs, impatient de découvrir ce fameux éléphant, m’efforçant à laisser mon quotidien à l'entrée du cinéma.
Mercredi, 9 janvier, 20h02 -environ-, affaires bien calées dans le siège d'à côté, téléphone arrêté, annonces terminées, lumières coupées, film lancé...
Embarcation pour une exploration de la Chine contemporaine. Ce qu'on y voit et entend est saisissant. Ce qu'on ressent est puissant.


AN ELEPHANT SITTING STILL est d'emblée une prouesse. La présentation de nos compagnons de voyage va bon train. Des images, des dialogues et des instants déterminants s’enchaînent. L'introduction est une escalade de courtes scènes ciselées qui construisent l'intrigue. Ce rythme de montage commun aux films choral est maîtrisé et donc captivant. Dans cette apparente frénésie se développent des histoires profondes. On est tout de suite plongés dans l'intimité des personnages. Les dialogues sont pris de cours, les protagonistes sont toujours au premier plan et tout autour d'eux est flou, dans la pénombre ou hors-champ. Cela expose bien la solitude immense qui relie chacun des protagonistes. Plutôt que d'appuyer sur la misère qui les frappe, Hu Bo nous montre des fantômes devenus impassibles face à leurs tragédies. Ils errent désabusés dans une Chine déshumanisée où plus personne ne s'écoute, ne se regarde, ne se fait confiance, ne se supporte... Cet atmosphère de conflit absolu est aussi nourrie par l’omniprésence de pétards (coups de feu ?) et de klaxons en fond sonore.


AN ELEPHANT SITTING STILL est un mythe que se racontent les protagonistes pour s'extirper de ce brouillard épais. Ils s'y embarquent à causes perdues, comme engagés sur un chemin de croix allant vers un point de chute commun. Il n'est jamais vraiment question d'espoir. Manzhouli n'a rien d'un Eldorado. Le film s'ouvre avec Yu Zhang qui nous rapporte ce récit de l'éléphant qui reste assis. Le destin de son ami qui le lui a raconté sonne comme une prophétie. Cette fable n'est pas un conte mais elle est au contraire chargée de dépit. La tragédie de Hu Bo elle même résonne dans toute cette histoire.
AN ELEPHANT SITTING STILL est la traversée d'une longue journée. A mesure qu'elle avance, le temps s'étire. La chronique de misères en Chine bascule vers une odyssée fantomatique. Le rythme tombe dans l'ennui. Avec quatre âmes perdues, on erre dans un Chine asphyxiante. Nous sommes bercés par une musique lancinante et portés par l'obsession de cette silhouette de pachyderme grandissante.
AN ELEPHANT SITTING STILL possède une figure symbolique, voire métaphorique, assez évidente. Pour autant elle n'est pas imposante. Sa force est de laisser à chacun la place d'y voir ses propres significations. Ce qui inspire dans cette fable c'est la capacité à faire front en totale opposition à toute la violence et toute la pression qui règnent. Cette réponse pacifique est devenue un mythe. La propre situation de l'éléphant elle même est aussi révélatrice des maux de notre société. Comme si la nature reprenait ses droits face à la barbarie humaine.
AN ELEPHANT SITTING STILL se conclut sur un barrissement déchirant. Un cri de douleur intense, un chant du cygne venu de Hu Bo lui même.


Mercredi 9 janvier, 23h52...
Je pensais voir les premiers pas d'un jeune prodige. Cette œuvre posthume vient de me mettre une claque. Dans mon éternelle candeur je n'avais pas lu les messages de Bela Tarr, Gus Van Sant...comme des hommages plein de regrets. Le désespoir et le suicide planent tant sur ce film que la disparition de son auteur finit par en faire partie intégrante. Dans ce film posthume, Hu Bo témoigne de ses douleurs profondes à travers un récit aussi riche qu'intime et subtil.
Je pensais voir un éléphant spectaculaire, j'ai écouté sa douleur et j'ai contemplé ses plaies.
Un film fascinant de beauté. Un voyage qui hante l'esprit. L’œuvre d'une vie.

Créée

le 20 janv. 2019

Critique lue 309 fois

Adam Kesher

Écrit par

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