« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », disait le grand Alfred de Musset.
Voilà qui définit à la perfection An elephant sitting still, film certes magnifique mais douloureux. A moins que ce ne soit le contraire : film extrêmement douloureux, mais néanmoins magnifique.
Le film s’inscrit dans cette catégorie du cinéma social chinois contemporain qui nous a déjà donné des œuvres superbes. Tous ces films décrivent une réalité identique (les exclus du « miracle chinois », qui constituent l’immense majorité de la population, abandonnés par le gouvernement, souvent dans des provinces reculées, et dont les chances de s’en sortir sont quasi-inexistantes, etc.), mais chaque réalisateur apporte ses propres qualités, sa narration particulière, etc.
An elephant sitting still va suivre quatre personnages dans une petite ville grise du Nord de la Chine. « Suivre » au sens propre du terme, puisque ces personnages vont passer leur journée à déambuler dans la ville, souvent en fuyant quelque chose, et la caméra sera derrière eux, en de longs et lents plans séquences (là aussi, l’expression « plan séquence » est à prendre au sens le plus strict, puisque la plupart du temps les scènes ne sont constituées que d’un seul plan).
Nous avons donc Wei Bu, lycéen qui, suite à une altercation, va grièvement blesser un des petits caïds du lycée. Se sachant recherché, il va s’enfuir. Yu Cheng est le frère du petit caïd ; c’est lui qui mène les recherches pour retrouver Wei Bu, sans afficher une grande conviction cependant, plus par une sorte d’obligation imposée par la famille ; en même temps, il fuit lui aussi : il vient de coucher avec la femme d’un ami et l’ami en question, en découvrant cela, s’est donné la mort.
S’il y a quelque chose que fuit la jeune Huang Ling, c’est plutôt sa mère, avec qui la relation devient impossible. Enfin, « grand-père » Wang Jin, rejeté par sa famille qui le menace de la maison de retraite, part également dans la rue.


Cette idée de fuite est donc au centre même de l’action. C’est ce qui meut les protagonistes du film (mais aussi les personnages secondaires ; ainsi, le directeur adjoint du lycée, qui drague assidûment une de ses élèves, a beau faire l’éloge de la ville et du quartier, il ne rêve aussi qu’à être muté). Ils fuient. Et il faut dire qu’il y a de quoi fuir. Grisaille, violence, désespoir, mort, les raisons de désespérer sont légion. La mort est présente dès le début du film, avec le suicide de l’ami de Yu Cheng, et elle affectera chaque personnage d’une façon ou d’une autre (que ce soit la mort d’un humain ou d’un animal). Elle reste collée à cette ville, qui semble elle-même plus morte que vivante.
La violence aussi est omniprésente, d’où le sentiment de danger permanent dans lequel se débattent les personnages. Chaque voiture peut abriter un adversaire, chaque coin de rue ou chaque entrée d’immeuble peut cacher un danger. La ville semble petite, et les personnes que l’on fuit ont vite fait de nous retrouver.
Voilà pourquoi les personnages sont en mouvement constant. Ils ne peuvent rester où ils sont, sous peine d’être rattrapés. Donc ils partent, ils vagabondent. Une fuite qui semble, elle aussi, désespérée : les protagonistes ne font, finalement, que tourner en rond, déambuler sans but ni raison, comme pris dans un labyrinthe dont on ne peut sortir. Leur fuite même semble vouée à l’échec.


C’est là qu’intervient l’éléphant.
Celui du titre.
On en a l’explication dès les premières paroles du film.
Dans la ville de Manzhouli (pas très loin de la triple frontière sino-russo-mongole) se trouve un éléphant assis toute la journée, tranquille, quoi qu’il arrive.
Un éléphant assis toute la journée. L’inverse de nos personnages, qui eux sont obligés par les événements à parcourir sans but les rues de la ville.
Un éléphant tranquille. Là aussi, c’est l’exact opposé de nos protagonistes, qui tous se noient dans l’inquiétude.
Du coup, le voilà, leur but. Manzhouli. La ville à atteindre. Sans non plus y mettre plus d’espoir qu’il ne serait raisonnable : Wang Jin le dit, en guise d’avertissement : ne croyez pas que là-bas tout soit plus beau qu’ici. N’espérez pas une vie meilleure.
Mais sortir de cette ville anonyme et comme maudite serait déjà une victoire en soi. Or, c’est aussi là une des pires difficultés. Cette ville, symbole des différents problèmes sociaux qui enferment les habitants les plus vulnérables du pays, ne se laisse pas fuir tranquillement. Le problème récurrent lié aux trains est assez significatif là-dessus.
La réalisation nous avertit aussi. Dans les plans très structurés, très travaillés, il n’y a aucune ligne de fuite. Les horizons sont tous bouchés. Il y a toujours des bâtiments ou des personnes qui viennent s’interposer entre le protagoniste et le lointain. Même le brouillard qui semble planer en permanence sur la ville empêche de voir ce qui se trouve juste un peu plus loin.


Les personnages sont dans le flou concernant leur futur. Dans le flou aussi concernant leurs relations actuelles avec les autres. Ce flou est une des caractéristiques les plus marquantes de la réalisation de Hu Bo. Un flou qui isole les personnages : pendant une bonne partie du film, seul un personnage à la fois sera net à l’écran, et on n’en verra alors que son visage en gros plan. Le reste, la rue, le décor urbain, les autres personnages, tout sera flou. Lorsque le protagoniste parle avec quelqu’un, nous ne distinguons pas cet interlocuteur. Dans ce monde, tout le monde est seul.
Cela confirme ce qui nous est raconté également : nous sommes dans un monde où la notion de « société », c’est-à-dire d’union de personnes vivant ensemble selon des règles communes, semble disparue. Dans ce film, l’autre n’existe que comme danger. Le grand père est relégué par sa famille et va coucher sur le balcon, avant d’être carrément envoyé dans une maison de retraite. La communication entre Huang Ling et sa mère sont des exemples de non-dialogues, personne n’écoutant l’autre, et représentent finalement à la perfection les relations sociales dans cette ville érigée en symbole de la Chine dans son ensemble.
Cette absence de lien social est encore renforcée par la quasi-inexistence de structures étatiques. Lorsqu’il y a des violences physiques, on ne fait pas appel à la police, mais aux familles, pour régler ça, officiellement par la négociation, mais en réalité par la loi du plus fort. Loin d’être une société « civilisée », c’est un monde sauvage, brutal, bestial. Et lorsque l’Etat intervient, c’est pour détruire et non construire, comme lorsqu’il décide de fermer le lycée.
An elephant sitting still est un diamant noir, remarquablement ciselé par sa réalisation. Hu Bo a fait de son sujet un film superbe, sombre comme la situation sociale de Chinois, mais d’une grande beauté.

SanFelice
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le 1 janv. 2020

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SanFelice

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