Spoilers partout, justice nulle part. Vraiment. Y en a partout. De toutes façons si vous avez pas vu le film, vous ne comprendrez rien.



    Je sépare les différentes thématiques en des parties différentes pour montrer ce qu'elles apportent. Cela ne signifie pas qu'elles sont hermétiques les unes aux autres, au contraire, et c'est même une des ambitions du film : tout mélanger. Il est impossible de tout évoquer, mais j'essaye de mentionner les éléments qui nourrissent la compréhension du film.
Tout d’abord, une question qui paraît naturelle : pourquoi ce film implique-t-il qu’on cherche à l’interpréter, au-delà de ce qu’il veut bien nous montrer lui-même de manière explicite ? Pour deux raisons, assez simples :

- le début du film nous révèle quelques éléments qu’on ne dévoile pas forcément d’ordinaire : machine est mort, machine aussi, elle je sais pas… Ce qu’on nous dit là c’est : ça n’a aucun importance pour le film que tel ou tel personnage vive ou meure, l’enjeu est plus grand que cela.
- la fin du film n’est en rien une explication : « is this alien ? », « it came here for a reason ». On sait pas, on s’en moque presque, on nous montre juste que c’est peut-être pas fini, mais ce que ça signifie c’est que le niveau de lecture rudimentaire du film est complètement insuffisant. On a affaire à une œuvre kaléidoscopique, qui projette des particules dans tous les sens qu’il nous faut rassembler.



Du microcosme au macrocosme



Il y a dans le film un rapport incessant du microcosme au macrocosme, une volonté de relier les principes qui  régissent la vie à l’échelle de l’individu et ceux qui dictent le fonctionnement général du monde. Par exemple, quand Lena se réveille sous sa tente pour la première fois (en réalité ce n’est pas la première fois mais peu importe) après être entrée dans le *shimmer*, les bruits qui proviennent de l’intérieur de la tente sont amplifiés (son bras qui crisse sur le matelas) et ceux de l’extérieur sont étouffés (pour ne pas dire complètement absents). On a là une homothétie (de rapport beaucoup) entre tout l’espace concerné par le *shimmer*, qui, comme on l’apprend, réfléchit les rayonnements magnétiques (et bien plus encore, comme Denver) au point de produire un espace clos, une sorte d’énorme caisse de résonance, et la tente, un dôme bien plus petit. Dans la même logique, un autre moment nous propose une retranscription brute et amplifiée du son, comme si on changeait d’échelle pour apprécier la réalité : à la fin, quand elle entre dans la quarantaine où Pseudo-Kane est confiné ; là c’est la fermeture éclair qui doit ouvrir la bâche en plastique qui fait un barouf incroyable, beaucoup plus puissant que ce à quoi on pouvait s’attendre. 
Il est nécessaire d’évoquer également le statut de biologiste de Lena, un des éléments de compréhension certainement les plus directs du film. Le rapport de la mitose cellulaire, processus biologique de l’infiniment petit qui tend à permettre le renouvellement incessant de la vie, sa perpétuation, à la division qui s’opère entre les personnages, et au sein même des individualités, quand apparaissent les clones, souscrit également à ce principe de correspondance entre les différentes échelles. Des clones qui d’ailleurs ne sont pas des copies, ce sont à la fois des projections et des altérités, qui illustrent assez bien le « Je est un autre » rimbaldien, offrant la possibilité d’une nouvelle vie, d’une existence renouvelée.
Cette projection du microcosme sur le macrocosme (qu’on peut, si on le veut, voir dans l’autre sens) semble devoir nous dire que la trame narrative du film est une façon de raconter un processus à l’œuvre dans la vie de Lena. Tout ne serait qu’un prétexte à l’illustration du processus d’acceptation et de mutation psychologique du personnage après la disparition de Kane. Tout cela se fonde sur son propre état, et les règles du monde sont tordues, infléchies par le fait que cet état est instable : quand le groupe de femme arrive dans le camp militaire, elles voient des mutations qui dessinent sur le mur ce qui ressemble à un planisphère. On y voit des formes qui ressemblent à des continents et Josie dit d’ailleurs : « *They’re everywhere !* », comme si le monde entier était contaminé. Mais en fait, c’est simplement que Lena est rongée, dans tout son corps par cette absence, cette douleur, et elle les projette sur un monde qui suit ses aléas. D’ailleurs, un détail (qui tient probablement de la surinterprétation) : un planisphère certes, mais sur lequel figure un continent dans l’Atlantique. Et un continent dans l’Atlantique, c’est l’Atlantide, cette île légendaire disparue sous les flots. Un indice (si tant est qu’on ne soit pas sur la planète de l’interprétation cannabinoïde) du caractère illusoire du monde construit par Lena.


Un prisme déformant



La déformation créée par des filtres nous suggère constamment que la relation de Lena à Kane est morte, qu’elle aime un fantôme, un souvenir. Ils sont régulièrement séparés dans le plan, mais plus encore, leurs contacts sont brouillés. Dans la scène de la cuisine, au début, ils se prennent la main derrière un verre d’eau, on ne le voit pas en prise directe. A la fin du film, quand elle se rapproche de lui (enfin du Pseudo-Kane), elle passe derrière une vitre qui est teintée en bleu, comme un filtre qui nous montre que toute tentative de maintien de la relation n’est pas en prise avec la réalité, est vaine en fait. Quand, au moment où l’ambulance est prise à parti par les services secreto-sanitaires des gadjos qui prennent en charge le confinement du miroitement (travail dans lequel ils excellent d’ailleurs), Lena crie : « *Let him go !* » et elle veut bien sûr dire « lâchez-le », mais on peut comprendre aussi : « laisse(z)-le partir », au sens où elle s’envoie à elle-même une injonction : faire enfin le deuil de son mari.
Le *shimmer* lui-même est une immense métaphore de cette réalité brouillée, déformée selon un « prisme » qui réfléchit, qui réfracte et qui tend à tout faire muter. On n’en sort pas indemne. Dans la scène de la cuisine, encore elle, Pseudo-Kane (qu’on pense alors être Kane) est coupé dans le plan par le cadre de la porte depuis lequel on observe la scène, comme s’il n’était pas entier, qu’il avait laissé un part de son être derrière lui. Cela signifie sans doute là qu’on a affaire à une forme d’illusion, c’est un indice sur le fait que cet être n’est qu’une partie de Kane.
Les vitres et les miroirs, agents de reproduction inférieure de la réalité, jalonnent les scènes du film. Ils sont des renvois, des échos, des souvenirs modifiés. Ils sont matériels ou immatériels mais ne cessent de renvoyer Lena à son passé. Quand le groupe de femmes s’installe dans une maison pour camper en attendant de repartir, Lena arrive dans un hall devant des escaliers, exactement comme Pseudo-Kane au début film ; c’est la même putain de pièce, et ensuite, elle est assise à table à la même place (ça fait un peu *Stranger Things* tout ça).


Division et séparation



Le thème de la séparation sous-tend une grande partie des motifs du film et est soutenu par la réalisation et le cadrage. Plusieurs fois, Lena et Kane (ou Pseudo-Kane) sont séparés dans le plan. Dans la scène de la cuisine au début du film par exemple, ou encore dans un des flash-back où ils sont chacun d’un côté du canapé.
Il faut se rappeler aussi que s’ils se sont connus à l’armée, Lena a quitté l’armée pour devenir enseignante, mais Kane y est resté. Le thème de l’union reste important, c’est un des moteurs du films ; au début de l’expédition, près du lac, Josie commente le décor fleuri par un : « *it’s like someone is about to have a wedding* ». Mais il se délite.
On peut aussi se souvenir qu’au début du film, au moment où Pseudo-Kane arrive dans la maison, quand il est en bas des escaliers, une musique qu’on pensait extra-diégétique devient intra-diégétique, lointaine comme si elle provenait de la chambre que Lena est en train de peindre. Ce qui peut nous suggérer à la fois que Pseudo-Kane est bien réel et tout le contraire, c’est-à-dire qu’on entre à ce moment-là dans une nouvelle tranche de réalité, qui relève du fantasme, de l’imaginé, du surréel.
Il y a pléthore d’éléments qui abondent dans le sens d’une séparation mal acceptée, dont l’acceptation est interdite par le maintien illusoire d’une union passée. Dans un des flash-back, on voit, dans une scène assez jolie d’ailleurs, les reflets de Kane et Lena enlacés dans une fenêtre au plafond, avec la lune en coin. Là encore ce n’est qu’un reflet, cette image à l’eau de rose constitue une image recomposée d’un passé idyllique disparu. Figé dans les souvenirs comme de la peinture sur une toile, ce reflet ressemble beaucoup à un tableau : la structure de la fenêtre a vraiment l’apparence d’un cadre.
Il y a enfin la question du dédoublement de l’identité, dans le phare à la fin du film. Celle de Kane, qui entérine et permet à Lena d’accepter sa mort. Le fait qu’elle en prenne connaissance à travers un enregistrement qui relève du *found footage* a du sens : il s’agit d’une tranche de vie amoindrie, vidée de sa substance réelle. Le dédoublement de Lena également, qui vainc son double, comme mettant le feu à une part d’elle-même qu’elle laisse derrière elle.


Où sont les hommes ?



Les hommes sont absent de l’histoire, n’ayons pas peur de le dire. A part Kane et Pseudo-Kane, et c’est pas pour les 4 mots à tout péter qu’il dégoise qu’on peut réfuter cette absence des hommes. Inutile d’ailleurs d’évoquer le bon vieux test de Bechdel qui prend un upercut over 9000 dans les gencives. L’explication peut sembler relativement simple, une fois parvenu à ce stade de l’analyse. L’élément masculin du couple a pris la clé des champs (le mâle s’est fait la malle, mdr), ne reste que l’élément féminin, qui cherche désormais son équilibre.
Au-delà de cela, on peut voir les autres membres de son équipe comme des extensions de sa propre personnalité ou comme des incarnations d’elle-même aux différentes étapes de son deuil. Anya (la plus énergique) incarne à la fois le déni et la colère tandis que Josie Radek (la plus jeune) ou la Dr. Vendress dans une autre mesure incarnent l’acceptation (en l’occurrence par le biais de la maladie pour Vendress)
Ah si, il y a un autre mec, c’est ce bon vieux Dan (qui n’est pas lieutenant). Je trouve que son personnage est assez difficile à interpréter. On peut le voir comme un sacré empêcheur de tourner en rond, il ne fait en réalité que constituer un obstacle pour Lena sur le chemin de sa rédemption. Elle le hait autant qu’elle se hait, ça vous rappelle rien ? Il incarne la dimension terre-à-terre, la tentative pour Lena d’oublier quelques instants son amour disparu, ce qui ne constitue en rien une solution de long terme. Il est une sorte de parasite qui ralentit la guérison, quand bien même il prétend vouloir l’aider à tourner la page. Il représente enfin la manifestation du fait Lena est dans un état psychologique pathologique, quand il dit : « *All works and no play...* », une référence monstrueuse à la folie de Jack Torrance dans *Shining* (d’ailleurs « *shining* », « *shimmer* »... est-ce qu’on serait pas sur une interfilmique de qualité ?) ; dois-je vous rappeler qu’il s’appelle Dan ?
Mais la féminité véhicule ici encore une autre signification, liée à l’accouchement. Dans le phare, la forme des tunnels (après le trou du lapin) évoque, selon moi, très clairement la forme d’un vagin. Ce qui peut signifier qu’y pénétrer s’apparente à naître à nouveau, débarrassée des attributs nocifs du passé, recommencer. Vendress retourne à un *kaos* originel, fusionne avec l’environnement (comme Josie), Lena se débarrasse peut-être de son passé.


Le phare et le reste



Inutile de développer sur la symbolique dont le phare est l’incarnation : un guide dans l’obscurité, une source de lumière qui permet d’atteindre une destination en évitant les obstacles et les dangers. Il n’est pas étonnant qu’il soit la source du miroitement, c’est quand même un bâtiment qui émet de la lumière.
Plus encore, le phare se situe à un lieu de rencontre entre la terre et la mer, à l’interface entre deux réalités complètement différentes, l’une tangible et connue, l’autre tumultueuse et menaçante. Comme avec le rapport d’un microcosme à un macrocosme, le film établit un rapport entre fini et infini. Les indices en sont nombreux : le tatouage du serpent qu’arbore Lena (qui représente l’infini), le livre qu’elle lit dans une des scènes de flash-back (*The immortal life of Henrietta Lacks*, un ouvrage qui traite de la recherche sur les cellules cancéreuse à partir d’une femme morte d’un cancer), mais aussi dans l’autre sens, avec la mention au début de la limite de Hayflick, un principe biologique qui établit qu’une cellule ne peut se diviser qu’un nombre fini de fois. Lena semble courir après l’infini, mais c’est en réalité parce qu’elle a peur de la finitude de la vie, de la mort qui lui a enlevé son mari, du cancer qu’elle a pris sous son bras. Elle sait pertinemment que la reproduction incontrôlée, infinie d’une certaine manière, des cellules, c’est pas bon signe (« *Malignant. Like tumors*. »). Elle sait qu’elle va devoir mettre un terme à l’état dans lequel elle se trouve, sous peine de ne plus vivre vraiment.
La construction binaire autour de laquelle beaucoup d’éléments de narration se positionnent (fini/infini, microcosme/macrocosme, lumière/obscurité, vie/mort) trouve sa raison d'être dans le fait de donner de la profondeur à la transition, au passage d’un état à un autre et au processus de deuil : le caractère mouvant et incessant des mutations que produit le *shimmer* illustre cet état d’entre-deux, pas vraiment vivant, pas vraiment mort, qui caractérise le deuil. Il est impossible de s’y éterniser et de s’y complaire. A la fin du film, elle fait le constat du fait que l’éternité est une illusion. D’ailleurs, le cadavre dans la piscine porte une montre, de manière très ironique, parce que son temps à lui s’est arrêté.
Le phare, où Vendress voulait absolument se rendre, est enfin le lieu de l’établissement de la réalité et du rejet de la croyance. Il est l’aboutissement d’un processus de guérison psychologique (c’est pas pour rien que le guide sur le chemin du phare est le Dr. Vendress, une psychiatre). Elle disait qu’elle voulait le « voir », pour connaître de ses propres yeux, selon les préceptes de Thomas d’Aquin, selon lesquels « nous croyons quand nous voyons qu’il faut croire ».

Un des éléments qui rend ce film si compliqué à unifier derrière une seule interprétation procède du fait qu’il propose des changements d’échelle incessants, associés d’une palette de *flash-back* et de *flash-forward* qui aident relativement peu à la compréhension rudimentaire du film : ils ne sont là, semble-t-il, quasiment que pour nourrir les interprétations. Il y a encore pas mal de choses qu’on pourrait dire (liées à la symétrie, au statut de la caméra dans le film et au rapport du film au spectateur), mais on risque de ne jamais s’en sortir. Et on peut voir certaines choses comme des pied-de-nez du film au spectateur : quand Kane dit qu’il a l’esprit qui s’évapore devant la caméra, on peut y comprendre un message de l’équipe du film : « et vous, ça va ? ».
Tout cela semble produire une métaphore du deuil, du fait de tourner la page d’un évènement traumatique du passé sur lequel on ne peut revenir. On ne peut continuer à vivre comme avant, à faire comme si rien ne s’était passé. Il y a la limite de Hayflick, celle qui interdit que ne se perpétue indéfiniment la vie. Le film n’est pas vraiment une annihilation, c’est plutôt une destruction créatrice, qui trouve dans le rejet de tous les avatars d’un passé révolu la source d’un renouvellement, d’une mutation inédite, à même de prendre en charge les conditions nouvelles de l’existence. Néanmoins, il demeure dans le film quelque chose qui relève de l’indicible, de manière très lovecraftienne, ce qui se matérialise dans le fait que le scientifique demande : « *Can you describe its form ?* » et que Lena répond non. Cela conduit également à penser que l’expérience qu’elle a vécue est personnelle, que personne d’autre ne peut la comprendre.
Menqet
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le 27 mars 2018

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