J’ai découvert très récemment Jia Zhangke, grâce à son dernier film, Les Éternels, qui était de toute beauté. Je poursuis donc sa filmographie avec ce très beau film et constate alors toute la puissance de ce cinéaste.
La grande force de Jia Zhangke, assurément, c'est son actrice (qui est, de surcroît, son épouse). Zhao Tao est absolument magnifique, Jia Zhangke la sublime, la magnifie, et l'a fait si bien vivre. Et la seconde grande force du réalisateur, justement, c'est la grande vitalité qu'il donne à ses films et donc à ses personnages. Ce sont des films où l'on comprend tout à partir d'un simple regard, à partie d'une simple expression du visage, d'un semble mouvement du corps. Ce sont les corps qui parlent le plus. Une scène m'a particulièrement marqué ; ce sont les retrouvailles entre Tao et Liangzi. Toute la beauté du cinéma de Jia Zhangke se concentre dans cette scène absolument sublime, mettant en scène ces retrouvailles aussi belles que tristes. Une scène où il n'y a pas besoin de beaucoup de dialogues pour tout comprendre. Et il y a surtout ce long plan fixe incroyable sur Tao, filmée en champ, et où l'on s'attend donc logiquement au contre-champ, mais ce contre-champ n'arrive jamais ; seul le regard de cette femme nous est montrée, Liangzi reste presque hors-champ finalement. Et cette scène est d'une puissance extraordinaire ; nous y discernons absolument tous les sentiments de Tao, et nous pénétrons alors son âme, qui semble hantée par le regret. Pas besoin de dire Je t'aime pour comprendre et saisir tout l'amour que porte Tao à cet homme. J'ai dit, précédemment, que Jia Zhangke faisait parler les corps. En réalité, il fait parler le Cinéma. C'est son langage.
Mais au-delà de cette scène que je n'oublierai certainement jamais, le film est véritablement riche, et s'il est vrai que le langage est avant tout cinématographique, il n'en reste pas moins qu'il y a de très beaux dialogues. J'ai adoré cette première partie, filmée lors de cette entrée dans le XXIe siècle, et où se met en scène ce triangle amoureuse. Il y a une belle discussion que Tao a avec Zhang, qui lui fait part de ses angoisses vis-à-vis de ce triangle amoureux... Il lui fait comprendre, en somme, qu'il y a un problème. « Problème d’algèbre ou de géométrie ? » lui répond-t-elle. Problème de triangle pour Zhang. Mais comme le dit Tao, le triangle est stable, lui. C’est une scène absolument magnifique, et qui capte avec une essence pure ce que je n’avais pas trouvé dans Jules & Jim de Truffaut, l'essence d'un amour qui ne saurait être exclusif.
A l'instar de son dernier film, Les Éternels, Au-delà des montagnes est une fresque, une grande fresque qui s'étale sur de nombreuses années. Cette fresque se fonde sur le triptyque de la vie, pourrait-on dire ; nos années de jeunes adultes, les plus formatrices, celles où l'on fait nos choix les plus cruciaux quant à notre avenir. Les années du bilan, où tous nos regrets jaillissent, celles où tout ce qui semblait fleuri se met à faner. Et les années de la fin, où la progéniture prend le flambeau, avant de continuer ce cycle éternel de la vie. Ce film est une grande fresque romanesque, une fresque d'amour et de vie. Sauf que dans Les Éternels, Jia Zhangke nous parle d'un amour-passion ; ce couple n’a jamais aimé aucun être comme ils se sont aimés ; l'amour passion par excellence, celle qu'aurait du avoir la princesse de Clèves si elle n'avait pas renoncé à son amour pour le duc de Nemours. Ici, ce n'est par l'amour-passion qui est exposé, mais bien le doute quant à l’amour, car c'est un questionnement sur l’exclusivité de l’amour ou non, sur nos choix, sur le destin que prend notre vie à l’issue d’une petite décision, qui ici, en l'occurence, ne s'est même pas fondée sur l'amour mais sur la projection d'une vie meilleure ; c’est un film qui est assez proche du grand romantisme français du XIXe siècle. Mais qui dit fresque dit temps qui passe ; les personnes finissent par mourir, car la vie est la grande moissonneuse de la mort. En cela l'oeuvre garde une grande vitalité ; qu'il y a-t-il de plus vivant que la mort ? Ainsi, j’ai été grandement touché par la mort du père de Tao et par son deuil. Il est rare de voir une oeuvre si profondément romantique !
« Le romantisme est l’art surtout de parler à notre imagination en la ramenant vers les premières émotions de la vie, en réveillant autour d’elle jusqu’à ces redoutables superstitions de l’enfance que la raison des peuples perfectionnés a réduites aux proportions du ridicule, et qui ne sont plus poétiques que dans le système poétique de la nouvelle école. » Voilà ce que disait Charles Nodier à propos du romantisme. Jia Zhangke s’installe ainsi, à mon sens, comme un des plus grands réalisateurs romantiques actuels (aux côtés de David Lynch et Werner Herzog). Son cinéma est l’une des plus belles expositions de la vie d’un homme - d’une femme en l’occurence, puisque ses personnages principaux ont l’air d’être majoritairement des femmes. Jia Zhangke, c’est le romantisme dans ce qu’il a de plus beau et de plus pur. C’est une poétique à lui seul. Et donc une politique… Souvenons-nous de ces paroles de Claude Millet dans Le Romantisme : « Toute poétique est politique. » Et nous sommes évidemment face à une oeuvre politique ; ce n’est pas pour rien que les deux rivaux viennent de classes opposées. Le dialogue social qu’engage le film n’est peut-être pas des plus fins, mais il me semble juste. Et il irait plutôt vers un rejet de la classe dominante, d’une droite capitaliste bien-pensante, dictant les bonnes manières, les bonnes moeurs - le fils de Tao en est l’exemple parfait, lui qui vit aux côtés de son père richissime qui a obtenu la garde. Ses remarques en témoignent dans la deuxième partie, notamment lorsqu’il reproche à sa mère de fumer. Mais son évolution au cours du film rejoint la critique pas toujours très fine de la haute société chinoise, de leur décalage complet vis-à-vis des autres, de leur oubli du peuple entre autre, leur oublie des gens, même les plus proches. Il y a donc tout un propos politique indéniable. Si Jia Zhangke laisse une place importante à tous ses personnages, et leur accorde un droit de parole, c’est bien Liangzi qui nous semble sympathique, bien plus que Zhang. Je ne vanterai pas la subtilité du propos… Le fait que le fils se nomme Dollar par exemple, c’est une critique assez facile et explicite du capitalisme outrancier chinois au sortir d'une période marquée par le communisme à tendance maoïste. Si le metteur en scène garde une certaine nuance dans le traitement de ses personnages, on sent bien de quel côté il penche, peut-être le remarque-t-on trop, et ce serait le seul point que je reprocherais vraiment au film, avec aussi une troisième partie un peu moins passionnante, même si très intéressante, mais qui m’a beaucoup moins touché que les deux premières parties. L’absence de Zhao Tao y est peut-être pour quelque chose ? Même si son personnage est éminemment présent par les pensées de son fils, qui ne l’a pas vu depuis si longtemps. Mais le lien maternel ne meurt jamais… et cette troisième partie regorge tout de même d’idées pertinentes et de plans somptueux, même si je me suis senti moins concerné. Mais à côté de cela, l'oeuvre est d’une si grande justesse, tout est amené avec un génie cinématographique, dans un cinéma qui retrouve et côtoie de nouveau le romanesque. C’est une oeuvre de Cinéma pure, avec une fin absolument magnifique à travers cette danse enneigée de Tao. Une oeuvre superbe donc, et sur laquelle il y aurait tant d’autres choses à dire.
Au-delà des Montagnes est une grande fresque amoureuse, politique, sociale, et romanesque. C’est indéniablement une oeuvre profondément romantique. Mais plus : Au-delà des Montagnes est une grande fresque stendhalienne ; il n’y a pas véritablement de Julien Sorel, mais il y a, à n’en point douter, une Mme de Rênal. Jia Zhangke me semble être au Cinéma ce que Stendhal est à la littérature. « Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. » C’est ainsi que Stendhal s’exprime dans Racine et Shakespeare. Jia Zhangke en est son digne héritier.