Critique du film


L’histoire commence en Chine, dans une petite ville de la province, tout à la fin des années 90, comme un conte traditionnel en triangle isocèle : au sommet de celui-ci, une femme belle et jeune (Tao) et sur chacun des côtés, deux jeunes hommes, un riche (Jingseng) et un pauvre (Liangzi), qui lui font assidûment la cour. Dans son indécision, on sent de quel côté est tourné son cœur mais elle décide pourtant de résister au romantisme de son prince aux poches vides pour faire le choix de la sécurité avec le chevalier aux écus à l’armure rutilante symbolisant l’industrialisation de la Chine en plein essor à cette époque.


La belle voiture rouge de Jingseng séduit finalement la jeune femme chinoise, « de la technologie allemande » dit-elle en riant, tandis que Liangzi lui fait remarquer « mais tu as un corps chinois ».


Cette interaction initiale synthétise finalement tout le fond du propos (heideggerien à certains égards) sur le déracinement de l’origine provoqué par la technique. A de nombreuses reprises, la technique viendra en effet faire obstacle aux sentiments, se mettre en travers comme un filtre occultant.


Il faut cependant bien insister sur le fait que le déracinement doit être pris ici d’abord dans son sens affectif plutôt que politique (sans toutefois supprimer l’analyse de ce dernier) : l’oubli des valeurs fondamentales et de l’origine dans la conquête de l’argent et du rêve américain pour ce chinois arrogant -fasciné par le rêve américain et le pouvoir- qui change son nom pour celui de « Peter » et fait ainsi son propre malheur (il est incapable de parler correctement anglais et en revient à ses racines – l’inverse de son fils prénommé « Daole » (Dollar) qui ne sait même pas parler le chinois qui est pourtant sa langue maternelle) la barrière linguistique entre le père et le fils est montrée de manière tout à fait percutante dans un retournement tragique mais finalement attendu puisque résultant d’un mode de vie inauthentique. Là encore, l’ordinateur devient le médiateur inévitable entre eux. Ainsi il dira à son père : « Ton vrai fils c’est Google Translation ».


Jusqu’au bout, le tragique est assumé sans pathos. Car dans cette histoire empreinte d’inquiétude, il n’y aura pas de réconciliation factice, sinon dans la séparation elle-même, c’est-à-dire en acceptant l’irréconciliable.


Tao le dit d’ailleurs elle-même avec lucidité : « tôt ou tard, il faut se séparer ».


Car les êtres demeurent fondamentalement seuls face à leur destinée résultant de décisions irrévocables. Ainsi le film ne se clôt pas sur l’image finalement un peu convenue de la mère retrouvant son fils mais sur la solitude de Tao , cette mère chinoise, restée seule au pays, se mettant à danser dans la neige lors d’une promenade avec le vieux labrador – témoin du temps qui a passé – offert quinze ans plus tôt par Jingseng, en ravivant la chorégraphie d’une vieux tube entêtant de la fin des « nineties » (la chanson Go West des Pet Shop Boys qui revient à trois reprises) pendant que le fils fuit loin de son père dans une idylle avec sa prof, une femme beaucoup plus âgée que lui – échappant ainsi à l’aliénation dans un amour vécu hors des normes et qui l’initie à la liberté en lui donnant les clés de son émancipation.


En effet, cette femme amante improbable s’avère être bien plus qu’une figure venant se substituer à la mère absente qui demeure une interprétation un peu trop facile et sommaire. Elle apparaît finalement davantage comme une médiatrice entre le déracinement et la reconstruction, elle incarne finalement le précieux fil d’Ariane qui se tisse miraculeusement entre les vies disloquées du père, du fils et de la mère à travers deux décennies et demi (1999-2024).


Ainsi, elle apprend à Daole que : « la part la plus difficile de l’amour c’est l’inquiétude. Peut-être que c’est la douleur qui fait sentir que l’on aime. »


Le propos de Zhang-ke, entrelaçé entre le politique et l’intime, demeure ainsi fondamentalement ambivalent et sans doute sa subtilité était-elle à ce prix : si la technique et l’avidité du pouvoir et de l’argent déracinent, elles donnent paradoxalement lieu à des élans de révolte pour retrouver l’origine perdue au-delà des montagnes et de la séparation des êtres. Cette reconquête n’est apparemment possible que dans l’art, dans l’amour et globalement dans tout ce qui échappe à l’industrialisation et l’arraisonnement qui en découle. Ainsi, nous retrouvons l’illustration du (trop) fameux vers de Hölderlin, si cher à Heidegger : « Là où croit le péril, croît aussi ce qui sauve. »


Le salut croît dans des lieux fictionnels inattendus comme une mélodie ou un poème – qui échappent à l’empire de la technique – où la déréliction peut devenir synonyme de salut par le potentiel d’inversion de la fatalité en destinée qu’ils contiennent en puissance.

Zarathoustra93
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le 7 janv. 2016

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