Œuvres après œuvres, la thématique de l’adolescence se jonche de herses. Parler de jeunes sans jeûne artistique charrie des meutes d’enjeux. Cristalliser le foutoir sans draguer l’illisible. Simon Werner a disparu, tentative française, s’égarait dans ses dédales d’individus, ses faisceaux de répliques. À l’inverse de la littérature, le cinéma doit oser représenter la jeunesse en bandes. L’effet de groupe, grisant chez le maître Larry Clark (Kids, Ken Park, The Smell of Us…), iconise la masse. Loin de relever du magma aux effusions interchangeables, elle dégage alors l’énergie fascinante qui exhorte les écarts, érige le droit chemin en irrespirable voie de garage sans gages. L’alternative s’illustre dans le propos crépusculaire de Gregg Araki (Totally Fuck*d up, Kaboom, Nowhere, White Bird…), parangon des teen-movies indés. Ses personnages, noyés dans le reflux rebelle, y refusent toute forme d’identité, pendant que le spectateur, anthropologue désabusé, s’acharne à leur en greffer une. En orbite autour de la sexualité, ces figures recluses honnissent l’homogénéité mais s’y fondent malgré elles. Bang Gang, le film sulfureux du jour, se glisse remarquablement aux confins de ces deux approches.


La canicule n’y trompe pas l’ennui des lycéens de province, qui rêvent que le chaos se niche dans leur pâté de maison. Ils luttent pour ne pas s’y encrouter. Se trace à main levée une sorte de triangle amoureux (mais pas passionnel), difforme, de ceux dont on arrondit les angles pour ne pas devenir la risée. Les voix des instances dites « supérieures » – parents, médias, professeurs – se confondent, à moins qu’elles ne se morfondent. Il faut flâner chez l’un, chez l’autre. Germe la désillusion, ingrédient moteur de la création de partouzes ludiques. Comme un jeu de la bouteille classé X dont on nous livre malicieusement la genèse. Ce premier long-métrage ne jette pas ce sexe collectif sans préambule, comme le laisserait penser sa scène introductive, amorce d’un divorce croissant avec la bienséance dont on étudiera les palliers. La pratique est affaire de mouvance, n’a rien de décérébré. Il ne s’agit pas de la glorifier pour autant. Mieux que toute morale : apparaissent subrepticement, dans les langoureux regards-caméra, de captivantes lueurs de doute-éclair. L’espace d’un instant : « qu’est-ce que je fous là ? ».


My baby shot me down


Formellement, Bang Gang éblouit. Les orgies se parent d’atours cotonneux, raccords au confort rassurant qu’elles procurent à leurs adeptes. Cet esthétique poussée, qui vêtit l’extérieur d’une parure ésotérique (un ciel écarlate, des nuages en fusion) ne sert pas l’excuse de l’insouciance : les ados savent ce qu’ils font. Ils vivent ces après-midis comme des parenthèses. À chacun sa catharsis actualisée. Le personnage de Gabriel, indifférent au sexe en groupe, a sa propre échappatoire – des pogos silencieux – absconse aux yeux des partouzeurs. À moins qu’il ne filtre son oxygène par sa musique, terré dans la composition, loin de l’accident de son père. Il semble ne rien saisir de l’étrange attraction entre ses camarades : une sorte de jeux d’amants-aimants contrariants, de pôles revêches que l’innaccessible opposé séduit, sans raison. Non, la rationalité, le deuil en a été fait il y a perpète. Il suffit d’entendre ces réguliers accidents de train qu’annonce la radio, comme un fond sonore de réalité brute dont il faut s’extirper. « Une menace qui les guette », remarque astucieusement les Cahiers du cinéma. Qu’importe, les proies bâtifolent.


La conclusion, qu’on croit amère, semble plomber de morale le délire. Raté : elle achève d’un pieu que qu’il restait de pieux au récit. La réalisatrice Eva Husson bafouille un peu sa péroraison mais propose une fraîcheur indiscutable. Le sous-titre du film, « une histoire d’amour moderne », le badigeonne a priori de présomption datée. Dans les faits, Bang Gang crible les poncifs pour proposer sa propre chimère, jamais ridicule. La maîtrise impressionne, d’autant qu’il s’agit d’une première performance, et s’illustre au service d’une chronique bien sentie de l’univers adolescent. Culottées, ses naïades éconduisent la férule poupine, tapissent le « tous pour un » de « tous pourris ». On épingle la bravoure du collectif, mais aussi ses limites, qui dénoncent son instrumentalisation pour une construction de soi, des vertiges égoïstes. Le spectateur, quand le cri de ralliement s’éraille, cajole ce chat dans la gorge.

Boris_Krywicki
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le 14 févr. 2016

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