Iñárritu est sans aucun doute un réalisateur de talent, il suffit de jeter un œil à sa filmographie, selon moi il n’a jamais fait de mauvais film, de "Babel" à "Biutiful" on passe de l’excellence au correct, peu de défauts si ce n’est parfois une fâcheuse habitude à manquer d’émotion par rapport à son sujet, "Birdman" est donc son sixième long métrage en 15 années de carrière et annoncé comme étant son chef d’œuvre et par la même mainte fois nommé et déjà récompensé dans différentes compétitions. Forcément je l’attendais sérieusement au tournant car le projet semblait ultra ambitieux au niveau de la technique par rapport à son style et à sa mise en scène atypique, de plus le casting est alléchant et les bandes annonces filaient le gourdin, résultat je ne dirais pas que c’est une déception mais plus une frustration, car le film aurait pu être tellement mieux …

Birdman c’est le super-héros populaire qu’incarnait Riggan Thomson au début des années 90, plus de vingt ans après, ruiné et rongé par les remords, il décide de monter une pièce à Broadway adaptée d‘une nouvelle de Raymond Carver pour retrouver l’estime perdue et littéralement renaitre de ses cendres auprès du public. Il devra aussi faire face à lui même entre cette conscience qui le torture, sa fille paumée et son ex-femme pour s’affranchir définitivement de ses contraintes humaines et matérielles et enfin s’élever pour atteindre l’absolu. Évidemment le choix de Micheal Keaton pour incarner ce personnage provoque une résonance volontairement sarcastique puisqu’elle renvoie à son rôle de Batman chez Tim Burton (à exactement la même époque) avant son départ de la franchise et sa longue traversée du désert, symptomatique d’une machinerie hollywoodienne sans scrupule qui n’hésite pas à mettre au placard du jour au lendemain ses acteurs de talent, Iñárritu se pose là comme un moraliste acerbe, il passe en revue les ficelles du métier et les enjeux fondamentaux de leur condition. D’ailleurs c’est amusant de constater qu’il n’hésite pas à balancer des noms comme ceux de Fassbender, Renner ou Downey Jr. qu’il voit comme des sujets tapinant pour les gros sous, à travers les yeux et la schizophrénie de Riggan l’acteur n’a plus de dignité et ne cherche plus à rendre service au véritable art qu’est le cinéma, c’est donc vers le théâtre qu’il se tourne pour revenir à un rang plus pur, dépouillé de tout artifice commercial.

Riggan est tout de même rempli de sentiments contrastés, à l’image de cette conscience diabolique qui le force à réaccéder à la popularité alors que lui semble certain de pouvoir s’y soustraire pour prouver sincèrement son potentiel, il garde une inévitable obsession de la reconnaissance tout en supputant un certain fatalisme, c’est un véritable combat mental. Iñárritu va même jusqu’à instaurer un degré surnaturel en donnant des pouvoirs de Jedi à son personnage lorsqu’il est "seul avec lui même", reflet de sa déviance égocentrique par rapport à son passé de super-héros, dans l’idée où il reste le premier, celui qui a ouvert la voie à cette mode devenue légion. L’apparition de Mike (Edward Norton) stimule son désir de réussite par les planches car il représente l’acteur "super-réaliste", le statut qu’il doit atteindre, et cela provoque inéluctablement un duel d’égo, une bonne partie du film tourne autour de cette confrontation.
On constate vraiment une mise en abime évidente, Michael Keaton joue le rôle d’une star déchue qui joue le rôle d’un homme trompé en manque de gratitude, on comprend où veut aller Iñárritu dans sa réflexion sur le statut d’acteur, c’est tout à fait cohérent, je pense qu’il ne pouvait pas trouver mieux pour exposer son propos, il s’en sert à bon escient et réussira par la même à sans doute relancer la carrière de Keaton, ce qui est une bonne chose, et c’est d’ailleurs ironique de constater les diverses nominations et éloges d’Hollywood, hypocrisie quand tu nous tiens …

Le tour de force de "Birdman" c’est aussi et surtout sa technique, Iñárritu propose 2h de plans séquences raccordés numériquement avec pas mal d’ingéniosité et de malice, il arrive même à créer de légères ellipses d’une fluidité bluffante ou de petits trucages sympathiques comme les absences de reflets miroir, le film va à 200 à l’heure et virevolte dans tous les sens, autant durant la première partie j’ai été absolument enchanté qu’ensuite j’ai constaté qu’il avait un peu de mal à se poser, c’est l’effet kiss-cool, l’enchainement de scènes semble à un moment presque indigeste et on perd paradoxalement en intensité narrative. Et même si l’arborescence des relations entre les personnages est correctement établie cette technique la dessert assez clairement, notamment en ce qui concerne les rapports familiaux ou amoureux, on passe d’une conversation à une autre et l’émotion ne semble jamais transparaitre, tout est misé sur la performance et l’actoring, qui pour le coup fonctionne, Keaton est génial, Norton est parfait, Emma Stone cabotine un peu mais reste correcte, mais voilà les dialogues paraissent par moment dépourvus d’âme voir un poil sur-écrit, c’est vraiment dommage que le réalisateur ne pose pas sa caméra deux secondes pour qu’on puisse souffler un peu dans ce marathon. Enfin le climax est juste énorme par contre, le côté critique du film atteint là son paroxysme, "le bon gros foutoir", et la représentation du Birdman m’a rappelé le personnage de La Gueule dans "Gainsbourg Vie Héroïque", le pousse à la mort, le regard spectateur est d’une satire purement jouissive, des dents ont dû grincer …

Le réalisateur garde une liberté de ton franchement méritoire, car même si le sentimentalisme ne fonctionne pas vraiment l’humour lui y arrive totalement, notamment lors de cette séquence où Keaton traverse la rue en slip pour continuer sa scène en remontant la salle, c’est juste hilarant, où le coup de l’érection de Norton, toutes ces bribes sont vivifiantes, je ne pense pas qu’il soit possible de s’ennuyer une seconde dans ce film. Le rythme est également assuré par ces roulements de batterie, décidément avec "Whiplash" la caisse claire a le vent en poupe, garant du dynamisme pour une bande originale peu mémorable mais faisant tout à fait corps avec son contenu. La photographie est bien évidemment aussi à saluer, au delà de la technique et des astuces numériques Iñárritu n’en oublie pas de présenter quelques tableaux picturaux comme lors des représentations théâtrales avec de jolis filtres colorimétriques soufflant un degré onirique superbe.
La fin du film m’a quant à elle laissé un tantinet perplexe, autant l’ultime pièce est saisissante avec un Keaton incroyable, le fameux coup d’éclat où l’acteur joue sa vie dans tous les sens du terme, que la dernière séquence m’a paru décousue, on comprend la symbolique de l’affranchissement et de l’annihilation schizophrénique de Riggan, mais je trouve que Iñárritu choisi la facilité en jouant la carte de la sensiblerie, l’allégorie de l’envol spirituel semble un poil too much en guise de dénouement, le regard hors champ de Stone ne fonctionne pas vraiment, c’est quand même dommage.

"Birdman" n’est à mes yeux pas le chef d’œuvre tant attendu de Iñárritu, je lui préfère tout de même "Babel", car au moins dans ce dernier il y avait une réelle maitrise de l’émotion, ici son long métrage en manque cruellement à force de partir dans tous les sens avec ses plans séquences dantesques, enfin je ne boude tout même pas mon plaisir car j’ai passé un super moment de cinéma, la performance des acteurs est globalement plus qu’excellente, la technique imparable et le rythme étourdissant (c’est bien le mot), de plus j’adhère foncièrement à la réflexion du réalisateur concernant le statut d’acteur dans cette industrie cruelle et aliénante ainsi que la réalité du marché US (hype gavante des blockbusters sans saveur et franchises de super-héros), et je rigole bien dans ma barbe en voyant le tout Hollywood lui cirer les pompes, bientôt "Birdman 2" avec Johnny Depp ? Hi hi.

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le 12 févr. 2015

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JimBo Lebowski

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