« Va te purifier dans l'air supérieur » (Baudelaire, Elévation)

Birdman s'ouvre sur le plan d'un ciel où tombe une météorite. Dans le plan suivant, on découvre Riggan Thomson (Michael Keaton) en lévitation dans sa loge d'acteur de théâtre. « This place is horrible, it smells like balls » (Cet endroit est horrible, ça pue le slip). Du ciel, on passe à la plus grande trivialité : Riggan Thomson apparaît comme un oiseau déplumé, la météorite qu'on a vue sombrer dans le ciel, c'était lui. On ne pouvait imaginer pour cet acteur vieillissant – en qui se résume la carrière en dents de scie de Michael Keaton – de chute plus pathétique que celle que nous raconte les deux plans que je viens de décrire. Riggan, qui a été autrefois Birdman, un super-héros de blockbusters, apparaît comme un oiseau qui a perdu le contact avec le ciel. Sa loge est une cage, son théâtre, un labyrinthe.

Birdman est – clairement – une parabole sur l'acteur. Du premier plan (la météorite) au dernier (la disparition brutale de Riggan Thomson), le ciel est posé comme un lieu mythique que l'acteur doit retrouver. La parabole est presque religieuse (une chute/ une mort/ une résurrection), mais le scénario la complique en nous faisant croire que la renaissance de Riggan Thomson aurait pu avoir lieu sur d'autres scènes : celle du théâtre bien sûr (l'acteur compte sur le succès de son spectacle pour se relancer), mais aussi une scène plus vaste et plus contemporaine, dont les images circulent sur Youtube et Facebook.

Sur ce plan, il faut reconnaître que le film est très faible : comme Assayas dans Sils Maria, Inarritu veut s'emparer du contemporain mais n'a rien à en dire. Sa thèse, régulièrement alimentée par des images enregistrées sur iphone, tombe sous le sens : l'acteur contemporain n'a plus sa place sur les plateaux de théâtre, monter Carver est même le comble de la ringardise dans une époque où l'acteur peut facilement faire du clic sur Youtube. On trouvait déjà la même opposition grossière dans Sils Maria : d'un côté la tablette toujours allumée de Kristen Stewart, de l'autre, les affres du métier d'actrice, la rencontre douloureuse d'une actrice vieillissante avec un rôle de jeunesse. Comme le personnage de Juliette Binoche dans Sils Maria, Riggan Thomson représente donc le passé, l'ancien, tandis que sa fille (incarnée par Emma Stone) est typiquement une spectatrice contemporaine : elle reproche à son père de ne pas avoir créé de profil Facebook et elle profite de son suicide raté sur scène pour lui créer un profil Twitter, lui annonçant ensuite à l'hôpital qu'il a déjà des milliers de followers. Peut-être fallait-il un regard plus bienveillant sur le présent (ou plus nuancé, plus subtil) pour ne pas tomber dans une satire aussi facile.

En revanche, tout ce que le film dit du théâtre me semble assez juste. En adaptant Carver, Riggan Thomson ne cherche pas sur scène une vérité qui serait celle de la vie : il n'y a que les mauvais comédiens (celui qu'incarne Edward Norton par exemple) qui croient encore à la vérité du spectacle vivant, au « real art ». Le film dit – ironiquement – que cette vérité consiste à bander sur scène, il lui donne la forme grotesque d'une érection. Riggan Thomson cherche une autre vérité : ce qu'il met en scène, c'est sa disparition en tant d'acteur. Il l'énonce en coulisses (« I'm fucking disappearing ») et la répète sur scène (« I'm not here »). Le plateau de théâtre n'est pas le lieu de sa renaissance, mais plutôt l'endroit d'où il va s'éteindre, dans l'apothéose d'un suicide sur scène qui lui vaudra une standing ovation.

Le film aurait pu s'arrêter là, mais Inarritu ne peut pas conclure sur cette séquence, il a besoin d'une autre fin, il veut conduire son personnage, littéralement, vers d'autres cieux. Le ciel n'est pas pour lui un lieu perdu et inaccessible (comme à la fin de Maps to the Stars), mais un espace pur et mythique que son comédien doit rejoindre. La trajectoire de la fable est verticale (de la terre au ciel). Mais le pari esthétique du film – cette fameuse prise continue d'1h40 en steadicam – consiste à nous faire croire qu'elle pouvait aussi se déployer par circonvolutions, en s'enroulant autour de son personnage. Les références à Shining sont assez transparentes : des portes s'ouvrent sur des espaces plus ou moins imaginaires, les fantômes de l'existence de Riggan viennent lui rendre visite (sa femme), les situations se reproduisent, se répètent comme les phrases sur la machine à écrire de Jack Torrance. Le théâtre de Riggan, comme l'Overlook, est une cage. Et de l'autre côté se trouve un monde encore plus étrange, où l'on voit un comédien raté beugler la célèbre tirade de Macbeth (« Life is a walking shadow... »). Un mauvais spectacle se poursuit hors de la scène et rien n'est peut-être plus émouvant, dans Birdman, que cette promenade mélancolique de Riggan à Broadway, la veille de la première. Promenade qui lui révèle la vanité de sa vocation : après avoir réglé ses comptes avec une critique, il laisse sur un bar la serviette en papier sur laquelle Carver avait autrefois écrit pour lui une phrase pleine de promesses. Le mythe – auquel croit le film – commence alors à apparaître, sous la forme encore travestie d'un blockbuster, lorsque Riggan redevient Birdman dans une scène parodique d'apocalypse urbaine.

Dès lors, le film n'a plus qu'à se dénuder. Nombreuses sont, dans Birdman, les scènes de mise à nu : lorsqu'Edward Norton se déshabille pour un essayage de costume, lorsque Riggan court en slip dans Times Square. Cette mise à nu aboutit au plan où Riggan, après son suicide raté, enlève à l'hôpital le pansement en forme de masque qui couvre une partie de son visage. A ce moment, le film ne joue pas sur le pathos – scène trop connue de l'acteur vieillissant découvrant sa fatigue dans le reflet d'un miroir. Un panoramique nous révèle Birdman assis sur la cuvette des toilettes. Retour à la trivialité, au corps qui chie, à la loge qui pue le slip. Le film ne peut évidemment en rester là. Inarritu doit renvoyer son personnage dans le monde des esprits (des dieux?), il veut conclure son film sur ce qu'il faut bien appeler une assomption.

Mais ce ne sera pas une assomption grotesque comme dans Liberace de Soderbergh, où le personnage de Matt Damon revoit l'esprit de son amant quitter la scène dans un show flamboyant. L'assomption de Riggan est invisible (c'est ce qui fait sa beauté), elle nous est révélée par ce contrechamp d'une rue déserte, au moment où le personnage d'Emma Stone comprend que son père a fait le grand saut. Réponse naïve, mythique sans être grandiloquente, à cette réplique de Riggan : « I'm really fucked up this time » (Cette fois, je suis vraiment foutu).
chester_d
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le 16 mars 2015

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