Blow Out
7.6
Blow Out

Film de Brian De Palma (1981)

[Article contenant des spoils]

Comme son maître Hitchcock, De Palma parvient à s'imposer comme un créateur de formes, tout en s'inscrivant dans un fond accessible à tous : Blow Out peut se voir "au premier degré", comme un honnête thriller efficace. Ou, si l'on est cinéphile, en étant sensible au langage utilisé par le cinéaste, ici d'une grande créativité, comme on va le voir.

A l'instar de Hitchcock toujours, De Palma joue avec le spectateur : en le manipulant, comme dans la première scène, qui nous cueille. On se demande s'il a vraiment osé ce remake pitoyable de Psychose dans un campus féminin. Non : il ne s'agissait que du film de série Z sur lequel le héros, preneur de son, travaille. Le cri de la fille dans la douche est ridicule, mais comme dit le metteur en scène, "j'ai embauché cette fille pour ses seins, pas pour son cri !". Très, très astucieusement, De Palma conclura le film avec ce cri, devenu réel. Une fin entre cynisme et sentiment, qui avait souverainement déplu aux producteurs, mais qui personnellement m'a enthousiasmé.

Autre référence, l'inévitable Vertigo (le film le plus cité de l'histoire du cinéma ?!) : la culpabilité du personnage principal concernant la mort d'un policier, le sauvetage d'une femme en train de se noyer, l'incapacité à sauver la femme aimée et la frustration qui en découle, la présence d'une cloche dans la scène finale... Dans Pulsions, ce sera le musée ! Comme dans bon nombre d'oeuvres de Hitch', la frustration sexuelle est également au centre du film, avec le pic à glace, accomplissement meurtrier de l'impossible pénétration.

Mais De Palma ne se contente pas de copier le maître : il en prolonge l'esprit, en inscrivant dans la matrice hitchcockienne ses propres obsessions et recherches formelles.

A la recherche de sons, Jack Terry va se retrouver par hasard sur les lieux d'un assassinat. Politique ? Non, car là aussi De Palma va là où on ne l'attend pas : il s'avèrera que le crime n'avait absolument pas été commandité par ses adversaires politiques, qu'il résulte plutôt d'une "erreur de casting", le sbire en charge de l'opération ayant outrepassé les instructions pour satisfaire ses pulsions envers les blondes bouclées...

Pas de complot politique au premier plan, donc comme dans les deux films qui, on le sait, servent de point d'appui à Blow Out :
- Blow Up d'Antonioni : la filiation est évidente lors d'une scène où Jack Terry marque au crayon sa bande son, tout comme le photographe de Blow Up marquait un point de sa photo pour l'agrandir ; idem avec le revolver sortant du feuillage ;
- Conversation secrète de Coppola : là c'est le son qui était au centre du film ; j'y ai vu un clin d'oeil dans la scène proprement étourdissante où Jack a mis sens dessus dessous sa salle de travail, tout comme Gene Hackman détruisait son appartement pour y chercher des micros à la fin du film de Coppola.

Là où Antonioni interrogeait l'image et Coppola le son comme vecteur de vérité, De Palma opère ici une synthèse, en affirmant que la vérité, dans le cinéma, provient de la synchronisation de l'image et du son. Brillant. A l'origine de ce propos, l'assassinat de Kennedy, et plus particulièrement le fameux film de Zapruder : De Palma était obsédé par les quelques secondes de ce film amateur où la tête de Kennedy éclate... mais le film est muet ! Blow Out est une tentative de compléter ce document par le son.

Plus anecdotique, j'ai senti aussi un lien avec Taxi Driver, dans la superbe scène où Sally, ayant assommé Karp, le laisse étendu : la scène est filmée en surplomb de très haut, comme dans celle du massacre qui conclut le chef d'oeuvre de Scorsese. On sait que Scorcese et De Palma faisaient partie de la même "bande", avec aussi Lucas, Spielberg et Cimino.

Mais revenons à la fameuse scène du crime, tout à fait fascinante. Il y a d'abord ce long micro qui semble orchestrer la scène telle une baguette de chef : le cinéaste est un démiurge, semble nous dire De Palma, il "crée la réalité" en choisissant ce qu'il filme (ici, ce qu'il enregistre). Il fait exister le crapaud, la chouette, un couple d'amoureux. Plans d'une grande inventivité, utilisant la méthode du split focus diopter (lentille à double focale) permettant une très grande profondeur de champ, qui revient à 15 reprises dans le film, comme le montre le collage ci-dessous :
http://lac.premiersplans.org/wp-content/uploads/Blow_Out-Fiche_Interactive.pdf,

La chouette est particulièrement troublante. Bien sûr, la scène nous invite à nous concentrer sur les sons. Et, autre idée formidable de De Palma, on entend le "zip tchac" de la montre du tueur. Or, Jack, dans le film, ne fera pas le lien avec le drame lorsque, tentant de rattraper Burke et Sally, il entendra ce "zip tchac" dans son casque : ce détail est un cadeau fait au spectateur qui, comme dans Hitchcock, en sait plus que les protagonistes du film. Sauf que dans Hitchcock le héros finissait par en savoir autant ! Ici, le spectateur sort du film avec un indice qui a échappé à tous les personnages de l'histoire.

Baguette en main, comme il le refera un peu plus tard avec un crayon, Jack semble jouir de son pouvoir. Jusqu'à ce que le réel vienne prendre le dessus avec ce drame de la voiture. Tout le film est construit autour de la frustration de Jack de ne pouvoir accomplir cette oeuvre de démiurge, empêché par le réel.

Cette frustration est déclinée au niveau sexuel : Jack ne touche pas Sally, à part un bref baiser maladroit. Sally qui se prostitue, se montre fraiche et naïve face à Jack. Et on peut penser que le marin confronté à sa fébrilité sexuelle (la fellation de quelques secondes dans une cabine téléphonique), est une métaphore de l'impuissance de Jack face à Sally. Peut-être même Burke, le tueur, est-il un double de Jack, son inconscient libéré du surmoi ?

Car chacun, dans Blow Out, a son double - thème là aussi hitchcockien depuis Vertigo : le couple président (le pouvoir) / sénateur (le prétendant au pouvoir), le couple Manny Karp (faiseur d'images dans le réel) / le réalisateur de série Z (faiseur d'images dans la fiction), le couple flic (sceptique) / journaliste (convaincu). Le héros Jack est peut-être une image de De Palma lui-même, puisque le réalisateur alla jusqu'à lui faire porter, dans la scène de l'accident, la même veste que celle qu'il porte dans la vie réelle !

Submergé par ses frustrations, hagard, Jack fonce dans la foule peu après : il dézingue le réel qui l'empêche d'accéder à ses désirs. Scène nullement réaliste mais impressionnante, l'occasion pour De Palma de tourner en ridicule l'Amérique de son temps en lui renvoyant une image grotesque. Scène qui fit singulièrement monter le budget du film, surtout qu'elle dut être retournée, les rushes ayant été... perdus, ou volés ! Un thriller dans le thriller : comme pour la veste de De Palma, avec ses rushes mystérieusement disparus, le réel-réel se mêle au réel du film, lui-même confronté à la fiction du héros. La foule en fête nous ramène à l'assassinat de Kennedy, et m'a personnellement évoqué le déchirant carnaval final des Enfants du paradis de Carné, sans que je sois bien sûr qu'il y ait influence pour le coup ! Elle s'achève dans une vitrine où est exposé le pendu martyr de la cause américaine, qui renvoie malicieusement aux deux pendus précédents - notamment la prostituée, dentifrice aux lèvres, exécutée de manière glaçante dans les toilettes de la gare.

Ma chronique est déjà longue, mais il faudrait encore évoquer moult autres pépites :
- les nombreux travellings vertigineux, partant souvent du sol pour s'élever vers le haut des gratte-ciel ;
- la qualité de la photographie de Vilmos Zsigmond, dans toutes les scènes de nuit ;
- les décors baroques, avec notamment cette grande affiche de visage qui revient ;
- la fameuse scène de la caméra qui tourne trois fois sur elle-même dans la salle de travail de Terry, exprimant sans doute son désarroi (pour Jean Douchet, la remise en cause de la fiction traditionnelle à l'américaine linéaire, allant d'un passé vers un avenir : le circulaire n'appartient pas au vocabulaire occidental) ;
- la scène de la gare, l'une des spécialités de De Palma (qu'on pense au final de L'impasse), multipliant ici les plans inspirés, qui jouent sur les figures géométriques du décor ;
- la prévalence des deux couleurs rouge et bleu (ex : une scène entre Jack et Sally où cette dernière porte une robe rouge agressive et Jack un pull bleu ; ou encore le décor de la chambre du motel), couleurs de la nation américaine dénoncée ici comme rongée par le mensonge - on est peu après le Watergate.

Mais le film a aussi quelques faiblesses. La plus grande est le manque d'incarnation des personnages. J'ai eu beaucoup de peine à croire au chagrin de Jack à la fin, signe que sa romance avec Sally n'existait pas vraiment. La faute aux dialogues ? Au jeu des acteurs ? Travolta est plutôt bien, même si on regrette qu'Al Pacino, pressenti, n'ait pas été disponible. Mais Nancy Allen est carrément fadasse, nettement en-dessous de l'ambition esthétique du film. On sait que De Palma voulait éviter de travailler avec sa conjointe dont il se séparait, et qu'elle fut imposée par Travolta... Mais plus profondément, je pense que l'incarnation des personnages n'est pas le point fort de ce cinéaste car j'ai déjà ressenti la même impression dans d'autres de ces films - L'impasse ou à Furie par exemple. Après tout, ce n'était pas le point fort de Hitchcock non plus, on ne s'attachait pas forcément beaucoup à ses personnages. L'intérêt de leur cinéma est simplement ailleurs.

Autres faiblesses, le ralenti final, franchement de mauvais goût, et la tête de Travolta énorme avec le feu d'artifice derrière, image fort laide. Problème de scénario aussi : on ne voit pas comment Beurke a fait pour effacer toutes les bandes de Jack ! Ni, d'ailleurs, l'intérêt de faire ça. Le scénario ne donne aucune piste là-dessus. Enfin, une affiche qui évoque un film d'horreur, genre Scream (ou Travolta, déformé, ressemble d'ailleurs un peu à Anthony Perkins !), alors que le propos du film est fort éloigné de ce type de divertissement pour mangeurs de pop corn.

Mais globalement, on peut le dire, dans Blow Out il n'y a pas que le pneu qui s'éclate : le cinéphile aussi ! Le meilleur des De Palma que j'ai vus à ce jour.

Jduvi
8
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le 20 févr. 2019

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Jduvi

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