Dans le sillage de nombreux maîtres du cinéma - citons Fellini, Bergman, Jodorowsky, Truffaut, Scorsese -, Paul Thomas Anderson (PTA pour les intimes) livre ici une oeuvre en grande partie autobiographique : l'homme s'est nourri, adolescent, de pornos et de séries Z et il avoue d'ailleurs avoir fait ce film "pour lui-même avant tout". Le milieu du X, c'était un peu sa famille et c'est à cette famille qu'il rend ici hommage. Dans la tradition très américaine du rise and fall, PTA nous livre aussi l'ascension puis la déchéance d'un jeune étalon, qui correspond à celle du milieu du X. Un milieu qui va passer de la bobine et des salles obscures à la vidéo basse qualité et les magnétoscopes.


PTA assume ses influences, au nombre de trois, les trois plus grands réalisateurs américains vivants selon lui : Altman, Scorsese et Jonathan Demme. Oui, ce dernier surtout, alors qu'on ne cesse de penser plutôt à Scorsese, à Raging bull en particulier avec la dernière scène grandiloquente face au miroir. Dirk Diggler est un peu le Jack LaMota du porno.


Je ne suis pas plus passionné par le milieu du porno que par celui de la boxe, mais la richesse formelle du deuxième film de PTA vient compenser ce handicap. Ainsi du premier plan séquence, superbe, qui nous présente presque tous les protagonistes, d'une façon programmatique. Car ce qui va passionner, ce sont bien tous ces personnages secondaires qui gravitent autour de Dirk. Une famille, on vous dit, dont le patriarche est Jack.


Tous ces personnages ont une chose en commun : la frustration.


Commençons par Eddie/Dirk. Son désir est de devenir une star, de baiser plein de belles filles, d'être un as du karaté et de posséder une voiture de sport rouge. Comme pour le plan séquence du night club, tout cela nous est présenté dans un panoramique à 360° dans la chambre d'Eddie, façon de Palma. PTA se paie même le luxe d'y inclure de Niro, à quoi l'ultime scène, on l'a dit, fera directement écho. Lorsque sa mère, dans un accès de fureur, déchire tout cela, il ne reste plus pour Eddie qu'à se chercher une nouvelle famille, dont Jack et Amber seront le noyau.


Puisque Eddie, comme les scouts, a "toujours été prêt, depuis le début", il va rapidement gravir les échelons. Chacun a un don, il suffit de l'exploiter : on retrouve une idée au centre du mythe américain, qui promet de donner une chance à tous les talents. Eddie va en effet réaliser son rêve ce qui, aux US, passe par la case "Awards". Combien de films nous ont montré un type venir faire un discours à une tribune sous les flashs comme ici ? Mais le succès, comme la pratique sexuelle, ne supprime pas la frustration : Dirk en veut toujours plus.


Eddie veut avant tout devenir quelqu'un. Le personnage de Dirk engendre donc à son tour un autre personnage, Brock Landers, ce qui lui permet de cocher la case "karaté". Piètre acteur, piètre chanteur aussi ensuite, mais qu'importe : Eddie réalise tous ses fantasmes, y compris la bagnole, identique à celle punaisée dans sa chambre. PTA montre une certaine tendresse pour ce milieu kitchissime mais animé par un enthousiasme jamais démenti, fût-il entretenu à coups de rails de coke... Mais voilà, réaliser ses fantasmes est très dangereux. Vient un moment où l'on n'arrive plus à bander. C'est ce qu'on verra dans la deuxième partie, qui correspond au déclin de tout ce monde.


Jack, ensuite, le patriarche, incarné par un Burt Reynolds aux faux airs de Sean Connery. Son désir, c'est de faire du vrai cinéma. "Retenir le spectateur après qu'il a joui", tout un programme, d'une ambition folle ! Jack revendique la qualité de ce qu'il fait : "il faut au moins 20 personnes, rien que pour la lumière" pérore-t-il dans la première scène (ce chiffre diminuera dans la deuxième partie). Comme tout patriarche, le réalisateur incarne le monde d'avant, celui qui doit s'effacer devant le "progrès". Les guillemets s'imposent car les années 80 annoncent le tournage amateur, la vidéo pourrie, le visionnage individualiste. On voit notre homme s'énerver trois fois dans le film : la première fois lorsque Floyd Gondolli entend le convaincre que le cinéma c'est fini, place à la vidéo ; la deuxième fois lorsque Dirk le défie en voulant s'imposer comme le patron (notons que dans le docu de Amber, il déniait à Dirk le pouvoir sur la réalisation d'une scène) ; la troisième fois lorsque l'étudiant recruté dans la rue lui lance qu'il est devenu mauvais. Jack ne supporte aucune remise en cause de son statut, signe qu'il a sans doute conscience que tout cela n'est qu'un fétu de paille. A la fin du film, il semble apaisé : on le voit déambuler dans cette maison qui est presque un personnage à part entière dans le film, et lâcher : "tout ce que je veux, c'est de la douceur".


Amber, à présent, jouée par Julianne Moore. Elle est une sorte de mère pour Dirk, mère incestueuse donc, à l'image de ce milieu où l'on "couche entre soi" et où l'on ne craint donc pas le SIDA (PTA a choisi de ne pas l'évoquer, à raison à mon avis). On lui refuse de voir son enfant, et c'est cette frustration qu'elle porte au plus profond d'elle-même. Aussi accueille-t-elle à bras ouverts Rollergirl en mal d'amour. C'est aussi elle qui entraîne Dirk dans la drogue, justifiant ainsi, au passage, la décision de justice lui retirant la garde de son fils - qu'on ne verra pas du tout. Son ultime regard au miroir, après que Jack lui a assuré qu'elle est "la plus bandante salope du monde" (un compliment pourtant, n'est-ce pas ?) exprime bien la tristesse intérieure de tout ce monde nourri de clinquant. Une bonne chose que d'avoir "déglamourisé", avec beaucoup de pudeur, ce milieu-là.


Passons à "Rollergirl", l'actrice porno qui ne quitte jamais ses patins (mais attention : interdit de jouir dedans !). Travaillée par son échec scolaire, que PTA nous montre en la faisant quitter la salle d'examen en rollers. Ce qu'elle ne pardonnera pas à l'étudiant recruté dans la rue n'est pas son manque de douceur dans le coït (on peut la supposer habituée) mais de lui avoir rappelé qu'elle était autrefois étudiante. Toute la violence accumulée et non dite (PTA explique que dans le milieu les filles n'expriment jamais aucun mal être... "it's ok" et c'est tout) explose dans la scène terrible où elle s'acharne sur l'étudiant à terre. A la fin, on la voit dans une salle de cours, puisque PTA a voulu conclure son film par une note positive sur ses personnages. Du moins sur ceux restés en vie !


C'est le cas de Buck Swope. Un personnage réjouissant, fou de hi-fi et qui s'obstine à se déguiser en cow boy. "Les Noirs déguisés en cow boy, ça me fait marrer, je sais pas pourquoi, et ça faisait marrer aussi Don [Cheedle]" déclare PTA dans le commentaire audio. Ce qu'il veut, c'est avoir son propre magasin de hi-fi, et il y parviendra, par la grâce malicieuse d'un hold-up très Scorsesien. Buck n'avait vraiment pas la tête d'un acteur de porno : passant outre les réticences des banques, il parviendra à fonder une famille. C'est Scotty, l'homo qui ne peut pas avoir d'enfants, qui filmera l'accouchement.


Scotty, donc, incarné par Philip Seymour Hoffman, qu'on retrouvera souvent chez PTA. Il est amoureux de Dirk, ce que PTA parvient à exprimer par le seul mouvement de caméra, lorsque Scotty accompagne Dirk vers sa première scène de sexe avec Amber. C'est à ce genre de choses qu'on voit qu'on a affaire à un véritable auteur. La scène où il se déclare, qui s'achève par de sanglotants "fuckin' idiot !", est assez jolie. Scotty a pensé naïvement séduire Dirk en acquérant la voiture de ses rêves... que celui-ci possède déjà. Dans la scène d'engueulade entre Jack et Dirk, au bord de la piscine, on notera que Scotty est positionné en arrière plan, entre les deux protagonistes.


On retrouve cette idée dans la discussion entre Ricky le cadreur et William H. Macy : les deux discutent alors qu'un groupe, en arrière plan, s'est attroupé autour de la femme de Macy qui se fait prendre par l'un des convives de la fête. Le pauvre William est constamment humilié par sa femme (on se demande d'ailleurs pourquoi il ne l'a pas virée !). Il est la frustration personnifiée, celle de bon nombre de consommateurs de porno, frustration qu'on imagine décuplée pour quelqu'un qui voit défiler des étalons qui enfilent des filles comme des perles... C'est à l'aube de l'année 80, celle où tout bascule, qu'il en finira avec tout cela, initiant une série de drames..


Autre second rôle important, Reed, campé par John C. Reilly, acteur fétiche de PTA. C'est un peu le Raymond Poulidor du porno, celui qui est juste derrière Dirk. Les deux feront équipe dans la très kitch série B qu'ils proposent à Jack, puis dans l'enregistrement tout aussi ridicule de chansons. Mais le rêve de Reed c'était d'être magicien, on le voit d'ailleurs faire des tours à Buck pour s'entraîner. Lui aussi y parviendra à la fin, autre clin d'oeil à Raging Bull puisque Jake LaMota finit par se reconvertir dans le café théâtre.


Reed et Dirk vont faire équipe avec un troisième larron, Todd, qui va leur proposer, dans l'Épilogue, un coup foireux. La scène va se dérouler dans une maison "typique de L.A.", selon PTA, c'est-à-dire d'un goût atroce - en toute objectivité. L'idée formidable, c'est d'avoir fait exploser des pétards régulièrement : le sursaut de nos trois potes, engoncés dans le canapé, n'est pas simulé ! Le fou furieux qui les accueille, incarné avec la démesure voulue par Alfred Molina, ne moufte pas, lui : PTA lui avait mis de la musique à fond dans les oreilles ! La scène, d'une drôlerie et d'une tension exquises, évoque bien sûr Tarantino, même si PTA voit l'influence de Tarantino ailleurs, dans la structure du film qui "renverse une situation"... Ah, il faut aussi signaler le moment très spécial où Dirk "décroche", regard fixe, que PTA étire longuement, juste avant l'explosion de violence : une belle idée. Toute cette scène, à laquelle ce déjanté de Todd ne survivra pas, est enthousiasmante..


Dans ce milieu frivole, où règnent sexe et cocaïne, il fallait un parrain, ce sera "le Colonel". C'est lui qui alimente toute cette machine en argent frais. La scène où il demande à Dirk de montrer son attribut, "la superbe chose qui ne demande qu'à sortir" selon le mot de Jack, est "l'espace hors champ le plus lourd de sens depuis 'En quatrième vitesse' et sa boîte de Pandore atomique", dixit Chuck Stephens qui commente le DVD. Rien que ça. Merci, Eddie, se contente-t-il de lâcher. Cette queue de cheval, PTA finira par nous la montrer, précisant dans le commentaire audio que c'est une fausse, tant pis pour la réputation de Mark Wahlberg. Mais revenons au Colonel : il aimait les petites filles, et ça, ça ne pardonne pas. Pas plus dans le milieu porno qu'en prison, où on le voit, déchu, se faire tabasser par son compagnon de cellule.


Il y a encore Maurice, le tenancier portoricain qui veut absolument être engagé comme acteur porno mais n'est employé qu'à la cuisine ou dans d'autres rôles. Il finira par ouvrir sa propre boîte... mais avec une faute à son nom ! Il est celui qui n'obtient jamais complètement ce qu'il veut. Et puis d'autres personnages, plus mineurs, Becky, Jérôme, l'autre Noir qui trouvera une épouse, l'un des rares insuffisamment creusés ai-je trouvé (il avait pourtant un bien joli prénom). Ricky, le cadreur toujours pro. Une petite famille à laquelle on parvient à s'attacher.


Pour moi, ce n'était pourtant pas gagné. Déjà, il y a la bande-son omniprésente, bien dans le style Scorsese des débuts, que j'ai plutôt subie : c'est quand même pas de la grande musique à mes oreilles, et puis le côté clip je déteste au cinéma... Ensuite, j'avoue que la première partie, l'ascension de Dirk, m'a parfois paru bien longue. Les sauteries au bord de la piscine, même lorsqu'elles reprennent plan par plan l'ouverture cultissime de Soy Cuba de Kalatozov, m'ont assez peu passionné. Ce petit monde superficiel à mort, très californien, se vautrant dans le stupre chaque jour que Dieu fait, m'a fait penser aussi à l'ultime film de Orson Welles, The Other Side of the Wind.


Comme Welles, toutes proportions gardées, PTA a pour lui la puissance formelle et l'on est ébloui plus d'une fois par la façon dont il déploie sa caméra ou compose ses plans. Deux exemples, puisés dans la deuxième partie, qui m'a bien plus passionné que la première :
- Le montage alterné, de plus en plus rapide, entre deux scènes : d'une part Jack invitant cet étudiant lambda à entreprendre Rollergirl à l'arrière de la voiture (les débuts du porno amateur, qui s'avère bien décevant) ; d'autre part Dirk renouant avec la prostitution dans une voiture, sans parvenir à l'érection, avant de se faire durement bastonner par une bande. Le tout sur une musique pour une fois minimaliste, un simple son répété, qui évoque bien la déchéance de Jack comme de Dirk. Superbe. Et le raccord entre deux voitures, la limousine de Jack et le pickup de Buck, pour la scène suivante.
- Une scène très réussie elle aussi, la tuerie sauvage contrastant violemment avec le moment précédent, où un Buck délicieusement enfantin choisit des pâtisseries pour sa femme restée dans la voiture car enceinte jusqu'aux yeux.
Deux exemples parmi d'autres de la maestria assez bluffante de PTA qui, dès son deuxième film, n'a déjà rien à envier à ses trois inspirateurs revendiqués.


Bon, mais ne nous emballons pas trop. Malgré tout, trop de clip, trop de rails de coke, trop de filles au bord de la piscine. C'est ce qui me retient au bord du 8.


7,5

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 13 mai 2021

Critique lue 276 fois

3 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 276 fois

3

D'autres avis sur Boogie Nights

Boogie Nights
New_Born
8

"I'm Dirk Diggler. I'm the star. It's my big dick and I say when we roll."

En guise de préambule, je tiens à préciser que je suis un fan inconditionnel de Paul Thomas Anderson, que Magnolia est mon film préféré, et donc, si je manque de discernement lorsque je parle de lui,...

le 3 janv. 2013

68 j'aime

8

Boogie Nights
Sergent_Pepper
7

Retiens les nuits

Boogie Nights est le film de l’envol pour Paul Thomas Anderson : passée la case du premier film, petite copie proprette, il est désormais temps d’affirmer sa singularité. Il est intéressant de voir...

le 28 sept. 2016

58 j'aime

Boogie Nights
Truman-
9

Mmmm you touch my tralalala

Boogie Nights ? Mouais au vu de l'affiche on dirait un film de danse sur de la musique disco, il manque juste John Travolta quoi ! Et bien non ce n'est pas un film de disco mais une descente aux...

le 18 déc. 2013

37 j'aime

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3