Au début des 90′s, Teena Brandon se mue en Brandon Teena. Au coeur de l’Amérique white trash, son allure décalée séduit les filles et lui vaut de se faire chambrer par ses complices virils. Le film est adapté d’un faits divers sordide et écoeurant. Le schéma est presque académique, la réalisatrice retraçant méticuleusement une descente aux Enfers avec un certain détachement tout en adoptant le point de vue naif du héros. Elle opte pour un récit linéaire et colle à la réalité, plongeant le spectateur dans un contexte de misère social et de moeurs primaires, ou la répression paraît devoir s’imposer comme une fatalité.

Il y a comme une auto-censure des pulsions et de l’identité, en tout cas une restriction de la part de Brandon. Ainsi il reste au milieu des ploucs offensifs et intolérants, comme s’il valait mieux continuer à vivre dans l’obscurité, comme si s’approprier la liberté était un affront trop fort et que, de toute façon, il n’y ait pas le droit.

Cette réalité paradoxale met en lumières les limites, non pas des voeux, mais de la capacité de Brandon à intégrer lui-même sa nouvelle peau. Il partage cette mentalité du repli, ce conservatisme dans la peau et se complait dans cet univers autarcique et désaffecté, sans surprises et aux piètres distractions. C’est cet attachement qui fera échouer les rêves de Brandon et de Lana ; la morale est un poison insidieux qui coupe vos élans les plus salutaires.

Tiraillé entre ses désirs et sa réalité, Brandon, qui se travesti intégralement, se dote des attributs masculins, refuse d’assimiler ce qu’il est vraiment, se réfugiant tour à tour derrière le terme d’ "hermaphrodite" ou le diagnostic "crise d’identité sexuelle". Mais ce sont ses seules ressources, et il n’a pas les moyens ni même l’idée de se considérer en tant qu’être singulier, fait d’expériences et d’aspirations.

Dans cette Amérique profonde et hermétique où n’existent que l’usine, les bars et la cuite du soir au coin du feu, dès lors que les lignes bougent, la plèbe panique. Elle fera tout pour liquider ou absorber des corps étrangers (jusqu’à Lana, longtemps dans le déni de la condition de Brandon). Elle n’hésitera pas à tenter d’annexer ce corps, de le rendre à la morale et de le ramener à une norme connue donc approuvée.

Il ne fait pas bon être différent, surtout à Plouc City. Parce que le summum du glauque, c’est lorsque vous n’avez aucun recours à portée. Soit quand la civilisation a désertée et que ne reste que l’humanité la plus embryonnaire. Boys don’t cry fait ressentir l’horreur, la vraie, la plus profonde. L’horreur, ce n’est pas tant de lutter pour exister sous la forme désirée, mais de devoir faire face à une masse conformiste et des institutions figées incapables de mesurer la souffrance et la légitimité de votre situation.

La performance physiologique d’Hilary Swank contribue à porter très haut le film ; son immersion dans ce corps de garçon est spectaculaire et lumineuse. C’est le seul repère globalement positif de cette chronique radicale, belle et tragique, vomissant la haine ordinaire des Hommes et leur rejet violent de ce qu’ils ne comprennent pas.

Bien que l’oeuvre exalte la singularité première d’une population marginale, Kimberly Peirce ne cherche jamais à constituer Boys don’t Cry en film-étendard ou militant. Son film ignore l’idée même de communautarisme LGBT et s’il porte un combat, c’est la volonté d’instaurer le droit d’exister aux victimes de l’intolérance et aux individus à contre-courant du modèle hétéro ou homo lambda. Mais elle a fabriqué un incitatif en faveur de l’application effective de nos rêves ; à trop les garder pour soi, ils ne se produisent jamais, se laissent simplement deviner. Parce que c’est une part de nous-même qui déborde, ils attirent le mépris et la violence des sauvages. Nous voilà prévenus.

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le 10 mars 2014

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Zogarok

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