La caméra survole de vastes étendues de plaines et de forêts façon Shining, témoignant l’isolement du lieu. La famille Braguine apparaît au loin, silhouettes troubles, à la façon des tribus isolées d’Amazonie sur de récents clichés. Si nous rencontrons un jour des extraterrestres, il y a de grandes chances pour que les premières images d’eux ressemblent à celles –là.


Et c’est bien d’une immersion dans un autre monde qu'il est question. Menée par Sacha le père, la famille Braguine vit en autarcie, loin de tout, au plus profond de la taïga sibérienne. Ils cherchent à vivre ainsi en harmonie avec mère-nature ne chassant et prélevant que le nécessaire avec un respect quasi-chamanique pour les proies chassées (ils parlent d’organiser une cérémonie funéraire pour l’ours abattu).


Mais l’apparente tranquillité est depuis peu troublée par l’arrivée d’une autre famille, les Kiline accusés par les Braguine de pactiser avec les « corrompus » et de troubler l’équilibre de la taïga. Les 2 camps se font face sur 2 rives opposées d’une rivière. Au milieu, une île sablonneuse fait office de no man’s land sur lequel les enfants des 2 familles viennent jouer chacun de leur côté. On s’épie, on se juche du regard, on parle de barrières cassées, de chiens empoisonnés, on va jusqu’à redouter un futur meurtre.


Evidemment la teneur de ces craintes est à relativiser. Voyant les choses uniquement du point de vue des Braguine on ne peut affirmer que leurs dires sont exacts. Les Kiline cherchent-ils vraiment à chasser les Braguine ou est-ce que de longues années d'isolement n'ont pas rendu ces derniers paranoïaques ? Les Kiline sont toujours filmés de loin, furtivement, comme cet autre à l’intention inconnue (pas forcément un choix de mise en scène, les Braguine s'étaient opposés à ce que l'équipe aille voir leurs voisins). Seule la scène de l’île nous permet de les voir de plus près et de noter combien les enfants des 2 clans se ressemblent.


L’accent est mis sur le bonheur précaire, sur la fin programmée de l’innocence: « Quand tu marches en forêt tu vois cette beauté incroyable et tu ne peux pas croire qu’elle puisse disparaître ». Mêlant la précision du documentaire (la chasse à l’ours suivie du dépeçage méthodique de la bête) avec des éléments de fiction (le conflit croissant), Braguino dépeint avec tendresse et drôlerie (coup de cœur pour cette petite fille aux pattes d’ours) une utopie menacée de disparition. La poésie est également au rendez-vous : la caméra s’efforce de rendre tout son mystère à la taïga avec son brouillard planant sur les eaux et ses forêts profondes, comme pour mettre en abîme le conflit des 2 camps (choix déjà opéré dans le film précédent de Cogitore Ni le Ciel, ni la Terre). Mais tout aussi mystérieux et inquiétant que soient les lieux, c’est de l’homme quevient le danger. Le point culminant de la tension est atteint avec la venue de chasseurs brutaux et menaçants (supposés être de mèche avec les Kiline). Faut-il redouter une expédition punitive ?


Au final, en cinquante minutes à peine c’est toute une série de mythes que le film parvient à convoquer : celui des cowboys et des indiens, celui d’Abel et Caïn et d’une façon générale la lutte entre la Nature et la Civilisation avec la victoire probable de cette dernière. On se doute que les Braguine tôt ou tard quitteront les lieux. La chose est même annoncée dès le début par Sacha dans un rêve prophétique. Les noirs entrecoupant régulièrement les films sont là pour rappeler la précarité de leur situation et encourage le spectateur à imaginer ce qui n’est pas montré.
Après une série de plans sur des visages inquiets, le film finit sur la lueur d’une lampe torche brillant du fond de la forêt, balayant l’intérieur de la maison dans laquelle dorment les enfants. Ami ou ennemi ? Ce n’est plus du documentaire, c’est un film d’épouvante, un conte horrifique.


Fin de film, fin de paradis.

kingubu88
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le 5 déc. 2017

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kingubu88

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