Bien avant le Seigneur des Anneaux, longtemps avant Game of Thrones, il est fascinant de constater à quel point tout le cinéma de fantasy contemporain semblait déjà résider dans cette œuvre monstre du cinéma muet allemand. Presque un siècle après sa sortie Les Nibelungen, œuvre en deux parties intitulées Siegfried et La vengeance de Kriemhild, n’a rien perdu de sa force et frappe l’imaginaire autant par sa poésie que par sa noirceur.


Le film est tourné en 1923, une année connue en Allemagne comme l’année inhumaine : la Rurh vient d’être occupée par les alliés, un soulèvement révolutionnaire est noyé dans le sang, la fragile république de Weimar évite un coup d’état mené par le général Ludendorff et un certain Adolf Hitler, tandis que l’inflation atteint des taux astronomiques. Au même moment paradoxalement les studios de la UFA asseyent leur domination sur le cinéma européen constituant un élément de fierté nationale retrouvée dans un contexte tendu. Producteur phare de ces studios, Erich Pommer souhaite de créer un cinéma capable de rivaliser avec les productions hollywoodiennes et l’embauche de Fritz Lang, alors le cinéaste le plus en vue d’Allemagne, donne une idée de la volonté de créer une œuvre ambitieuse capable de populariser et d'exporter un certain esprit allemand.


Fort du succès des Trois Lumières et de Dr Mabuse, Lang ambitionne de faire un film sur une grande fresque médiévale, après avoir un temps pensé à la légende Arthurienne, son choix se porte finalement sur Les Nibelungen. Ce poème épique datant du XIIIe siècle et relatant les exploits du héros Siegfried n’est pas une œuvre inconnue du public allemand loin de là. Redécouvert au XVIIIe siècle, il aura été érigé au long du XIXe siècle en mythe national d’une Allemagne en construction par des artistes tel que Friedriech Hebel et surtout Richard Wagner.


Cependant pour son film, Lang se dégage des adaptions de ses imposants prédécesseurs et va puiser directement à la source du texte, remontant aux anciennes légendes qui l’on inspiré et cherchant à recréer tout un univers hors du commun.


Dans les Nibelungen en effet 4 mondes s’opposent : tout d’abord celui du conte, la forêt qu’explore Siegfried peuplée de nains et de dragons ainsi que les cavernes renfermant des trésors ; monde magique où le héros se découvre à lui-même. Le monde de Brünhild, la walkyrie reine d’Islande est un monde féminin indompté, marqué par les forces telluriques de la nature et par le paganisme. Worms, le monde dit civilisé des Burgondes est dominé par une architecture rigide et écrasante, ce monde presque décadent aura raison du trop simple Siegfried. Enfin le monde des Huns dont la sauvagerie et la vitalité s’accorde avec le déchainement des passions qui s'opère dans le second film.
Fruit de son époque, Les Nibelungen ont, il faut l’admettre, nombre d’éléments flattant le nationalisme allemand le plus rance. Il ne faut pas oublier le rôle qu’avait sur les films de Lang à cette période sa femme et co-scénariste Théa von Harbou qui finira par adhérer au parti nazi. Dès le début le film s'ancre dans son rôle patriotique en se présentant comme dédié au peuple allemand. La première partie du film présentant le beau héro aryen blond et musclé dominant des peuplades supposément inférieures, parcourant les épaisses forêts germaniques digne des tableaux romantiques n’a pû que parler aux nationalistes les plus exaltés de l’époque. Aussi l’image du héros simple et brave tué d’une lance dans le dos par le représentant d’une noblesse perfide et traitre n’aura pu que rappeler aux contemporains la thèse du coup de poignard dans le dos comme raison de la défaite de 1918. Enfin et c’est sans doute le plus problématique, la représentation du nain fourbe et avare Alberic (précurseur à peine avoué du Golum de Tolkien) ressemble traits pour traits à une caricature antisémite.


Cela dit, le nationalisme qui se dégage de l’œuvre est à relativiser. Après tout la légende de Siegfried est antérieure à tout courant nationaliste et aura été réappropriée aussi bien par des mouvements de droite que de gauche. De plus, il apparait clairement que Lang s’intéresse bien moins aux exploits des héros qu’à leur psychologie et leurs contradictions. Aussi héroïque qu’il puisse paraitre Siegfried ne se révèle pas sans défauts : on peut lui reprocher une certaine arrogance et la déloyauté dont il fait preuve face à la pauvre Brünhild finira par lui coûter la vie. Si le premier film semble dresser toute l’imagerie de l’héroïsme allemand c’est pour mieux la déconstruire dans le deuxième au cours duquel le monde des Nibelungen prisonnier de sa loi du talion et de son sens du devoir, sombrera dans le chaos et l’autodestruction.


Ainsi Les Nibelungen sont une machine infernale happant l’ensemble de ses personnages et fermant toute porte à l’optimisme. Une tragédie dans laquelle tout acte génère une suite de conséquences aboutissant à la mort. Tué par Siegfried, le dragon agonisant fait tomber une feuille sur le dos du héros, qui devient vulnérable à un endroit précis, signant sa perte prochaine. Rien n’est laissé au hasard pas plus les actes, que les mouvements des personnages ou les éléments du décor. Ceux-ci, surtout dans le premier film écrasent par leurs gigantisme les individus ravalés aux rangs de simples outils parfois éléments même du décor comme les nains pétrifiés par la malédiction d’Albéric. Ecrasés, codifiés, les humains sont impuissants face aux forces implacables du destin dont ils ne peuvent qu’entrevoir les prémisses (le rêve de Kriemhild conçu par Walther Ruttmann réalisateur de Berlin Symphonie d’une grande ville soit-disant passant) sans rien pouvoir y changer. Impuissance également des humains face aux forces immuables de leur nature primaire (thème cher à Fritz Lang) comme le souligne la surabondance des motifs païens où encore l’imagerie des Huns, masse sauvage et hirsute, s’infiltrant depuis leurs cavernes et montant lentement vers le palais assiégé comme une incarnation de la pulsion meurtrière grandissante.


Autre thème que Fritz Lang continuera d’explorer dans les œuvres qui feront sa renommée, l’ambiguïté. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir dans Les Nibelungen. Les apparences sont souvent trompeuses et il s’avère difficile d’établir un jugement définitif sur ce que nous voyons. On ne peut condamner totalement les agissements de Brünhild aux vues de l’humiliation qu’elle a subi de celui qu’elle aimait secrètement. Les burgondes et en particulier le roi Gunther, qui paraissaient lâches et traitres dans le premier film ne faillissent pas à leur honneur en luttant jusqu’à la mort dans le deuxième. Même le sinistre Hagen, l’antagoniste principal, ne semble obéir qu’aux devoirs qui le lie à son roi. Enfin la belle et douce Kriemhild, épouse de Siegfried, consumée par son désir de vengeance se meut en une statue du commandeur froide et implacable. Finalement, le personnage le plus sympathique se révèle être Attila, qui sous son aspect de barbare repoussant touche par ses manières de papa-gâteau et par sa lucidité.


Plus qu’un simple film patriotique bas du front qui aurait inspiré le cinéma nazi, Les Nibelungen, sont une œuvre teintée de noirceur et de pessimisme traduisant les angoisses qui traversaient son époque et annonciatrice inconsciente de l’hécatombe à venir dans le monde réel. Il n’est donc pas surprenant que Goebbels pourtant adorateur du premier film ait interdit le second de visionnage après l’accession d’Hitler au pouvoir.

kingubu88
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le 16 juin 2019

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