La suspicion engendre la confiance

C’est en 1985 que l’ancien Monty Python Terry Gilliam réalise Brazil. Par son thème, par son traitement, par son personnage principal, le film se rapproche fortement de 1984, le roman de George Orwell qui avait connu sa seconde adaptation cinématographique l’année précédente (comme il se doit) sous la direction de Michael Radford.
D’abord, Brazil interpelle par le monde qu’il décrit. Nous sommes ici plongés dans un univers où l’individu est effacé au profit du collectif. Tout les hommes s’habillent à l’identique, habitent dans des logements identiques, dans d’immenses barres d’immeubles grisâtres, et tout le monde semble travailler pour l’administration. En effet, ici, la bureaucratie est aussi tentaculaire qu’absurde. Les bureaux du Ministère de l’Information où travaille Sam Lowry et où se déroule une partie non négligeable du film, forment un labyrinthe monumental. Avec ses couloirs interminables et ses milliers de personnages en mouvement constant, elle ressemble à une machine à broyer de l’humain. Ici, le travail administratif est aussi débilitant que le travail à la chaîne dénoncé par Chaplin dans Les Temps modernes.
C’est au sein de cette bureaucratie inhumaine qu’une erreur va être commise, qui mettra en branle l’action du film : un insecte est pourchassé par un des innombrables gratte-papier, et la bestiole provoquera une erreur dans la préparation d’une fiche, où le nom Tuttle sera remplace par Buttle. Et voilà que le dénommé Buttle sera surpris par l’irruption aussi inopinée que brutale de la police dans son logement (en perçant le toit de son appartement). Une arrestation qui ressemble en fait à un enlèvement : des hommes masqués et armés arrivent violemment, attachent leur victime, lui couvre la tête et repartent avec elle (après avoir, au préalable, fait signé un reçu à la Mme Buttle : l’administration se nourrit de paperasse). Une erreur bien entendu impensable et que l’administration niera avec toute l’étendue de son aveuglement idéologique. Et un élément important de l’action du film tournera autour d’un chèque de remboursement accordé à la veuve Buttle mais que personne ne veut prendre le risque de distribuer…
Cette administration omniprésente a de multiples occasions de prouver son incompétence. C’est le cas du Central Services, organisme centralisé censé gérer la vie et les tracas quotidiens de la population. Là aussi, nous avons un exemple de service plombé par un culte de la paperasse et des employés aussi incompétents que démotivés.


Nous avons ainsi le portrait par l’absurde d’une administration kafkaïenne et gargantuesque qui dévore aussi bien ses employés que la population en règle générale. Une administration basée sur la surveillance générale : les chefs de départements surveillent les employés (tant bien que mal), des robots-caméras observent de près la moindre personne qui entre dans le bâtiment. Toute cette pratique est résume en un slogan affiché sur les murs du Ministère de l’Information : « la suspicion engendre la confiance », slogan qui rappelle les formules paradoxales de l’Angsoc dans 1984, amis aussi un des crédos de l’URSS, « la confiance n’exclut pas le contrôle ».
Le monde de Brazil est clairement un état policier. Outre la surveillance de la population (surveillance concrétisée par l’omniprésence de caméras de surveillance), nous avons visiblement une force de l’ordre envahissante qui se change rapidement en force de répression, d’autant plus que le contexte d’attentats justifie l’intensification du contrôle de la population. Comme dans tout état totalitaire, l’organe policier paraît hypertrophié et doté de tous les pouvoirs. Et la torture y est monnaie courante (même si, là aussi, c’est montrée de façon presque absurde avec cette secrétaire qui recopie les propos des personnes « questionnées », au râle près).


Dans ce monde, la place de l’individu est bien évidemment écrasée, ce qui se voit symbolique les rares fois où Sam Lowry se retrouve en extérieur. Les bâtiments gigantesques coupent toute perspective et semblent même boucher le ciel. Les rues forment un dédale inextricable. Tout est déshumanisé, conçu pour casser toute velléité d’autonomie des personnes.
Sam Lowry est donc le plus pur produit de cette société. Il vit comme tous les autres, il s’habille comme tous les autres, il se fond totalement dans la masse. Tout laisse à penser qu’il n’a jamais remis en cause le système dans lequel il vit, malgré ses rêves récurrents dans lesquels il incarne un noble chevalier ailé volant dans un ciel limpide. Cette dépersonnalisation s’accompagne d’une absence de volonté, d’un abandon complet de soi à un système totalitaire qui englobe chaque aspect de la vie. Comme les milliers (millions ?) de personnes autour de lui, Sam Lowry n’est personne, et ça se remarque chaque fois qu’il se fait refouler d’un restaurant chic ou de l’appartement de sa propre mère.
Oui, car derrière cette apparente uniformisation, il est facile de se rendre compte que la société décrite dans Brazil est très inégalitaire. Il y existe bien une forme d’aristocratie, à laquelle appartient la mère de Lowry. Une classe richissime et oisive, vivant en cercle fermé, ayant ses restaurants, ses clubs, ses chirurgiens esthétiques, etc. Ainsi, la standardisation de la société n’est qu’une apparence, et derrière la grisaille se cache un monde coloré et privilégié réservé à une poignée.


Place de l’individu dans une société déshumanisée, totalitaire et policière qui écrase les personnes ; lavage de cerveau permanent à travers des écrans de télévision constamment allumés ; répression brutale de toute velléité d’indépendance ; Brazil partage beaucoup avec le fameux roman de George Orwell, 1984. On peut y trouver aussi des différences, bien évidemment : Brazil, c’est le même univers que 1984, mais revu par l’esprit créatif de Terry Gilliam. Le drame se mêle à l’humour et à l’onirisme. Les nombreuses questions laissées sans réponse (quand sommes-nous ? Où sommes-nous ? Qu’est-il arrivé pour que cette société inhumaine se soit installée ? Qu’en est-il du monde extérieur ?) renforcent l’aspect cauchemardesque de l’ensemble. Visuellement, le film est peuplé de scènes sublimes et proprement inoubliables.


Article paru originellement dans Le Mag Du Ciné

SanFelice
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes SanFelice révise ses classiques et Le titre du film est aussi le titre d'une chanson

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le 28 juin 2019

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