La Grand Guerre aura généré les grands films de Bertrand Tavernier : après La Vie et rien d’autre, Capitaine Conan reprend le chemin des tranchées, dans une approche assez similaire sur le plan temporel : une nouvelle fois, on aborde la guerre après 1918. Mais là où Noiret parcourait un territoire encore fumant du carnage, tentant d’y déceler quelques fragments de sens, cet opus semble enfoncer le clou d’une démonstration plus radicale encore : la guerre ne s’arrête jamais vraiment. Aux confins de l’Europe, à la frontière bulgare, les combats se poursuivent dans une poudrière à foyers multiples. Tavernier ne nous fait pas une leçon d’Histoire : il filme la permanence du chaos, et, surtout, la façon dont il dévaste les hommes contraints de l’orchestrer.


Dans la faction du Capitaine Conan, on est de loups : ce sont ceux qui vont saigner l’ennemi au corps à corps, et à qui on a volontairement lâché la bride. Torreton, nerveux et vif, d’une présence à la densité impressionnante, donne vie comme personne à la profonde ambivalence de son personnage : un héros épique, une brute incontrôlable, un fédérateur, un leader par-delà le bien et le mal.


Face à lui, une administration qui a encore la prétention de tirer les ficelles, l’occasion d’une satire puissante dont Tavernier conserve le talent intact : chaque comédien est exceptionnel dans cette galerie de portraits de l’élite militaire qui se salit les mains tout en feignant de regarder ailleurs. L’humour est toujours aussi incisif, à l’image de cette belle séquence de la lecture du discours de Foch sous une pluie battante, devant une fanfare désertée progressivement des musiciens atteints d’accès irrépressibles de coliques… Entre cynisme et absurdité, le tribunal militaire tente de gérer des hommes dont la violence et la violation des lois a jusqu’alors était exploitée à leur propre profit.


Le personnage interprété par Samuel Le Bihan se retrouve ainsi à la croisée des chemins : idéaliste quant à la justice, impliqué émotionnellement face à des soldats qui furent des camarades, il est surtout la preuve de l’impossibilité de traiter de façon rationnelle un tel contexte. Le retour à une vie civile ne peut se faire sans les balafres du combat, et la destinée de Conan semble s’accomplir dans la violence. C’est aussi là l’ambiguïté profonde de ce récit qui gère parallèlement l’après-guerre (notamment la visite d’une colline verdoyante qui fut le terrain d’un combat sans merci) et l’impossibilité de s’en défaire. Le regard extrêmement documenté que le réalisateur fait sur les acteurs de la guerre (leurs techniques, leur adaptabilité, leur solidarité, leur souffrance) témoigne d’une empathie indiscutable ; celle-ci n’excusera pas pour autant les dérives d’un groupe trop abîmé pour pouvoir composer avec le temps de paix. Ainsi de cette possible réhabilitation des loups en cage à qui on demande de repartir au combat, terrible constat sur ce qu’on a fait d’eux : la furie qui agite Conan dans ce retour brutal de la violence dit, dans un cri aliéné, tous les ravages d’une guerre qu’on a le culot de présenter comme politique ou stratégique.


La question de l’héroïsme est donc le nerf de cette démonstration : alors que le héros éponyme est celui par qui on pourrait faire de l’ancienne boucherie une légende dorée, l’épilogue vient répondre par un démenti cinglant. L’homme est usé, décrépit, vidé de toute substance : avec lui a brûlé une bonne part des illusions de la nation, qui, comme toujours, préfère regarder ailleurs.

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le 13 juin 2018

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Sergent_Pepper

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