Ceux qui travaillent est le premier long métrage du Suisse Antoine Russbach, premier aussi d'une trilogie qui doit se poursuivre avec Ceux qui prient puis Ceux qui combattent : une incarnation cinématographique des trois tiers Etat - peuple, clergé et noblesse. L'idée est alléchante. Le premier opus donne envie d'en savoir plus, avec tout de même quelques réserves.


Au crédit du film, une indiscutable tension, durant une grosse première moitié : le film est assez haletant, notamment par la magie de l'extraordinaire Olivier Gourmet. Belle efficacité narrative, le récit progressant presque à chaque scène. A partir de la démission de Frank, le film s'éparpille un peu. Russbach entend nous faire ressentir le dilemme de Frank, multipliant les scènes en ce sens, qui manquent parfois de force. Le contraste avec le rythme du début n'en est que plus douloureux pour le spectateur, qui sent nettement plus le temps passer...


Le sujet n'est pas nouveau : la violence du système capitaliste, le dilemme moral d'un des rouages de ce système. Les frères Dardenne, Ken Loach, Laurent Cantet, Stéphane Brizé ou Jean-Marc Moutout, pour n'en citer que quelques-uns, ont déjà bien arpenté ce terrain-là. L'intérêt de ce nouvel avatar est de présenter un héros négatif, puisque Frank commet un acte odieux. Mais Russbach prend soin de le rendre également attachant : d'abord par son origine modeste, puis par l'attention qu'il porte à sa famille, la tendresse qu'il prodigue à son épouse, son refus de livrer des infos à la concurrence... Tout cela en fait un film tout sauf manichéen. Sans toutefois échapper totalement aux stéréotypes : le monde du business est carnassier à souhait, les gosses de riches - à l'exception de la plus jeune - sont d'absolues têtes à claque, le self made man issu d'un milieu paysan est un taiseux pudique, les marins sont des ivrognes, etc.


Pas révolutionnaire donc, mais pas non plus sans qualités : en particulier l'étirement des scènes, qui laissent la place au silence. Je pense à la scène entre Frank et sa femme, où il hésite à dévoiler qu'il a ordonné de jeter un homme à la mer. Ou la réunion des "chômeurs anonymes", où Frank cherche lentement ses mots. Sans se soucier de "rythme" (l'injonction insupportable de tout un cinéma), Russbach permet à l'émotion de s'emparer de Gourmet, et du spectateur par contagion. Quelques belles idées aussi :
- les scènes de douche froide, métaphore de ce que va vivre Frank ; et ce moment où il n'a plus "la foi" pour s'y glisser, ce qui exprime mieux son désarroi qu'un long discours ;
- le moment où il trouve son ex-collègue dans un magasin : filmé de face, on s'attend à ce qu'il l'agresse physiquement... mais pas du tout, il joue amende honorable, en espérant qu'on lui laisse une nouvelle chance ;
- l'hésitation de Frank sur le pas de la porte lorsqu'on lui fait une proposition de job honteux : on ne s'attend pas à ce qu'il dise "120 000" ;
- le numéro de téléphone sur le papier remis à la petite fille : lorsque son père l'étreint en bas des marches de l'hôtel, ce papier à la main est assez poignant.


D'autres scènes sont plus contestables : le mari qui prend sa femme, qui était en train de repasser, après 25 ans au moins de vie commune, ce n'est qu'au cinéma, non ?... Pour les mêmes raisons, le speech du père au repas n'est pas très crédible non plus. La journée avec la petite fille est un peu lourdement didactique (on a compris que le cinéaste profite de cette leçon du père à sa fille pour nous faire passer quelques messages), même si le coup des "conteneurs de paires gauches" m'a intéressé. L'un des rares trucs que j'aie appris d'ailleurs, car tout ce que dit le film est quand même connu - et dénoncé - depuis longtemps. Et puis, il y a les scènes en bagnole. Ah ! Si je pouvais faire passer ce message à tous les cinéastes d'aujourd'hui :


Une scène dans une voiture, c'est moche.


Même lorsqu'il s'agit d'une Porsche. Sauf, bien sûr, si on a un vrai talent de cinéaste, comme Satyajit Ray, Chantal Akerman ou Rüben Ostlünd (quelques belles scènes de voiture qui me viennent spontanément).


Parfois, on ne peut pas éviter, je peux comprendre. Mais parfois oui : je pense à la scène où Frank part à son boulot, s'arrête, se ravise, rentre chez lui. On pouvait fort bien filmer la voiture de l'extérieur, voire, mieux, lui faire tourner à l'angle, et faire comprendre par le son qu'elle s'arrête et fait demi-tour. Russbach préfère montrer Frank hésitant au volant de sa voiture. Banal.


Comme l'est, globalement, l'esthétique du film : on cherche en vain un beau plan tout au long de ces presque deux heures. Certains plans sont même assez laids : je pense par exemple à deux plans rapprochés sur Olivier Gourmet, l'un de profil, l'autre en plongée. Or, pour moi, un cinéaste c'est d'abord quelqu'un qui, par le biais de ce medium, produit de la beauté. Ces plans banals ou laids qui arrivent parfois sur l'écran sont à mes yeux comme des fausses notes dans un symphonie : elles affadissent l'oeuvre.


On m'objectera peut-être que l'esthétique n'est pas non plus le propre des frères Dardenne, auquel ce film, belge aussi, peut faire penser. Vrai. Mais il y a un art de la mise en scène tellement plus poussé chez les Dardenne que l'intérêt se déplace vers les drames humains qui nous sont donnés à voir. Nous n'aurions que faire, d'ailleurs, d'un second (d'un troisième plutôt) Dardenne : souhaitons que cet Antoine Russbach trouve son style bien à lui. Un peu comme Xavier Legrand, dont le premier long métrage avait les mêmes atouts et faiblesses, il réussit un assez beau premier film. Mais pas encore un grand film.


6,5

Jduvi
6
Écrit par

Créée

le 10 oct. 2019

Critique lue 607 fois

1 j'aime

1 commentaire

Jduvi

Écrit par

Critique lue 607 fois

1
1

D'autres avis sur Ceux qui travaillent

Ceux qui travaillent
EricDebarnot
7

Père de famille

Comment regarder un film aussi juste, et aussi dur que "Ceux qui travaillent", quand on a soi-même eu un parcours professionnel de cadre, qu'on a été (et reste) soutien d'une famille, et qu'arrive...

le 29 sept. 2019

36 j'aime

1

Ceux qui travaillent
Michel_Vaillant
3

Celui qui s'ennuie

Mais quel enfer... Et pourtant les intentions étaient bonnes, à savoir toucher à l'universel de la violence et l'aliénation au travail, cette fois en s'intéressant à un cadre et sans les gros sabots...

le 29 sept. 2019

16 j'aime

3

Ceux qui travaillent
limma
7

Critique de Ceux qui travaillent par limma

Ceux qui travaillent opte pour le contexte banal mais non moins féroce du milieu professionnel, et on pense à Stépane Brizé et à ses personnages mutiques et aux destinées désespérées, de La loi du...

le 19 nov. 2019

16 j'aime

3

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

14 j'aime

3