« Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien... »

Dès le premier plan, Vincent Macaigne est chien. Tournant le dos à une fenêtre donnant sur le ciel, il contemple un point avec la fixité dont sont capables les chiens.


Congédié par sa femme (Vanessa Paradis) qui est devenue allergique à lui jusque dans son épiderme, il maintient sa confiance en elle avec l’attachement d’un chien pour son maître, persuadé, du moins au début, qu’elle ne tardera pas à le « reprendre ».


Attendant patiemment la venue d’un hypothétique client dans le magasin désert qui l’emploie, Jacques Blanchot veille, planté à l’entrée, plus chien d’accueil que chien de garde.


Tellement chien et si peu maître que, lorsqu’il achète le petit chien que son fils désire, l’animal se fait aussitôt aplatir sur le bitume, laissant son maître éphémère en possession d’un immense panier en mousse rouge qui lui servira bientôt de couche.


Jusqu’ici - comme souvent avec Samuel Benchetrit, qui adapte là son propre roman -, malgré la profonde détresse qui est scénarisée, le film a quelque chose de jubilatoire, par l’énergie avec laquelle il s’engage dans son projet et par la détermination avec laquelle Vincent Macaigne devient chien, déployant, à sa manière, de façon à la fois parfaite et discrète, un jusqu’au-boutisme qui force l’admiration. La métamorphose implique l’ensemble de la personne de l’acteur, depuis l’expressivité très subtile du visage, jusqu’à la gestuelle du corps, un peu ployé, en passant par la cassure du poignet lorsque la patte prend appui, les doigts en avant...


Le cadre est terne à souhait, sans âme, anguleux, de la maison conjugale aux entrepôts commerciaux qui semblent tout juste posés sur une horizontalité dont ils pourraient tout aussi bien se trouver soufflés. Et les parkings, le goût de Benchetrit pour les parkings déserts... Tout dit la vie sans saveur, d’ailleurs souvent sans aucune musique, la vie si insignifiante qu’elle pourrait elle aussi se trouver soufflée sans que la face du monde en soit aucunement modifiée.


Le film prend un tournant lorsque se développe le lien au vendeur du petit chien à la chair duquel Jacques Blanchot rend régulièrement hommage, accroupi méditativement auprès de la trace que son écrasement a laissée sur l’asphalte. Vendeur incarné par un Bouli Lanners aussi terrifiant qu’on a pu le connaître débonnaire, et qui capture le pauvre Jacques en désarroi dans une relation où seront explorées les zones les plus reculées de l’humiliation de l’autre et de son abaissement. Soumission, masochisme, face à une cruauté et un despotisme dont Benchetrit ne cherche pas à dissimuler la dose de malheur de désespoir qu’ils supposent. Le spectateur passe de l’enchantement au malaise, mais sait gré au réalisateur d’oser s’approcher avec une forme d’impudeur si courageuse d’une dérive si infernale des liens humains.


Mais tout naufrage, tout fond touché implique une remontée et c’est avec la longue ouverture de « Lohengrin » que le film va se refermer sur une sorte d’apothéose canine, qui semblera finalement porteuse de plus de douceur que bien des vicissitudes humaines...


Samuel Benchetrit s’est dispensé, cette fois, d’un recours au noir et blanc, mais son film est d’une noirceur si compacte, d’un pessimisme si vigoureux, que, si l’on ressort un peu abasourdi et titubant de la séance, on finit par se sentir tout ragaillardi qu’un créateur se soit aventuré à sonder si avant, et en passant par l’identification au chien, les abysses de la psyché humaine.

AnneSchneider
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le 7 mars 2018

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Anne Schneider

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