Lorsque Samuel Benchetrit décide de mettre ses mots en image comme c’est le cas avec CHIEN – adapté de son propre roman – on est aussi pressé que curieux de faire ce nouveau voyage avec lui.


Samuel Benchetrit est un peu comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry, on a toujours l’impression qu’il débarque d’une autre planète et nous offre à voir et à lire le monde à travers sa poésie, singulier mélange de réalité toute crue et d’innocence, voire de candeur. Des Chroniques de l’Asphalte à La nuit avec ma femme, les mots paraissent couler tout droit de l’esprit à la plume, sans filtre, sans retenue, sans calcul. Si bien qu’il est parfois difficile de suivre le cours de sa pensée. Mais lorsque l’on parvient à embarquer sur son navire, et que l’on saisit l’image, l’idée ou le sentiment qu’il a voulu transmettre, il se produit toujours quelque chose de bouleversant. Ce qui est touchant chez cet auteur- réalisateur, c’est qu’il nous permet d’accéder à sa sensibilité exacerbée, à sa vision du monde et de la Société modulée par le prisme de son intelligence, de sa sincérité mais aussi de ses blessures.


A travers CHIEN, c’est l’absurdité, la déshumanisation, la cruauté des gens et de la Société dans laquelle nous vivons qui est mise en lumière. L’hérésie qui a sauté aux yeux de Samuel Benchetrit de voir des passants accorder plus d’intérêt et d’attention à un chien qu’à un SDF pleurant à chaudes larmes, à deux pas l’un de l’autre. L’impossible conformité à laquelle on nous ordonne de nous plier. La sévérité de la sentence lorsque l’on ne maîtrise pas les codes vicieux du monde dans lequel on évolue. Il dépeint avec une lucidité indéniable une époque où la bonté a perdu sa place au profit de l’avidité et se voit piétinée, sans ménagement ni états d’âmes. Ici, la bonté est fabuleusement incarnée par le regard de Jacques Blanchot – Vincent Macaigne – qui n’est pas sans rappeler celui d’une brave bête, en l’occurrence un chien. Il en est bouleversant de sincérité et il serait injuste de ne pas saluer son émouvante et géniale performance.



À travers CHIEN, c’est l’absurdité, la déshumanisation, la cruauté des
gens et de la société dans laquelle nous vivons qui est mise en
lumière.



Ceci étant, la dureté du propos implique nécessairement une forme de violence, en l’occurrence psychologique. Dans CHIEN, elle prend la forme de Jaques Blanchot, un homme qui perd tout : femme, enfant, maison, boulot, argent, et qui, au lieu de résister vainement à l’expulsion immédiate de la Société que cela implique, décide de se soumettre, à sa façon, à ce que la vie lui inflige. Tel un chien, il se laisse guider, accepte sans mot dire d’être dressé, humilié, abusé. La lenteur du rythme, l’inertie de Jaques Blanchot (son absence de protestation), la grisaille ambiante, les décors rectilignes, le béton omniprésent, la froideur impitoyable de tous les autres protagonistes (interprétés notamment par Bouli Lanners et Vanessa Paradis): tout concourt à rendre l’atmosphère sordide et glaçante, et autant dire que de ce fait, le message passe parfaitement.


En effet, si le réalisateur (ou auteur, car c’était également le propos du livre) souhaitait nous mettre mal à l’aise face au système auquel nous contribuons tous peu ou prou, c’est tout à fait réussi. Non seulement il dénonce les travers de l’humanité mais en plus il nous place face à la grande peur du déclassement social. Il pousse à son paroxysme le schéma de mise aux rebus des humains que l’on considère inutiles, parfois juste parce qu’ils sont différents, improductifs ou inaptes physiquement ou moralement à suivre la cadence infernale imposée. CHIEN est donc, par nature, relativement indigeste pour le spectateur eu égard aux propos qu’il véhicule.


Le problème est que notre Petit Prince, en se baladant sur Terre, a rencontré l’ignominie, la cruauté, la lâcheté et la violence humaine et en a fait directement les frais. Cela a engendré une immense et légitime colère, pourtant exprimée jusqu’ici de façon relativement timide, voire résignée. Mais dans CHIEN, on dirait bien que les vannes ont été ouvertes et qu’il n’est plus possible de contenir cette colère, cette révolte contre les injustices auxquelles il assiste. C’est alors que la violence psychologique se double d’une violence physique insoutenable, à peine regardable, et nous propulse en enfer. Puis c’est avec une douceur déstabilisante qu’il nous fait repartir à zéro, lavés de toutes souffrances, dans le seul mode de vie qui lui paraît supportable sur cette planète, une vie sans conscience, une vie de chien…


On sort de CHIEN comme d’une épreuve, en essayant de se remémorer, il faut bien l’avouer, pourquoi on se l’est infligée ? A la fois heurté, interloqué et déprimé, difficile toutefois d’en vouloir à Samuel Benchetrit de ne pas nous avoir épargné d’entrer dans ses cauchemars car quand on aime un artiste c’est pour le meilleur et pour le pire. S’il est évident que l’on se serait bien passé des scènes de violence physique et qu’il est plus facile, en tant que lecteur ou spectateur, d’apprécier sa mélancolie à sa colère, tentons de comprendre l’expression de sa part d’ombre et acceptons que cela forme le tout qui le rende si unique et talentueux.


Stéphanie Ayache


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le 15 mars 2018

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